Rencontre avec le compositeur Eloi Ragot, qui revient sur sa carrière et sa vocation, et son dernier projet en date, la bande originale d’Invisible.
Les spectateur·rices de la RTBF et plus encore ont dans l’oreille ses compositions depuis quelques années maintenant… Après avoir composé des dizaines de scores pour des courts métrages alors qu’il est installé à Berlin au tournant des années 2010, Eloi Ragot débarque à Bruxelles, où il se retrouve rapidement en charge de l’ambitieuse composition de la bande originale de La Trêve, première série évènement produite dans le cadre du Fonds série.
Deux ans plus tard, il est aux manettes pour la saison 2, et élargit sa gamme en se tournant vers le long métrage et le documentaire. Il est de retour sur vos petits écrans en ces dimanches soirs d’automne avec la bande originale d’Invisible, composition mêlant musiques électroniques, orchestrales et acoustiques, qui accompagnent l’atmosphère fantastico-réaliste du quotidien des habitants de Creux…
D’où vient votre passion pour la musique?
Cela remonte à l’enfance. Je ne viens pas spécialement d’une famille de musiciens, mais mes deux frères faisaient du piano et de la basse, et moi je me suis mis à la guitare un peu tout seul, vers 10 ans. J’ai commencé à jouer un peu, à essayer de retrouver des chansons que j’aimais bien… Comme ça me plaisait vraiment, j’ai commencé à jouer avec des amis, j’ai participé à des groupes de rock. Et puis j’ai commencé à apprendre la trompette au Conservatoire… Mon histoire avec la musique a commencé très tôt, et a continué à se développer, sans pour autant être l’objet de toutes mes attentions.
J’ai fait des études d’ingénieur en matériaux, de physique/ chimie, un peu par dépit parce que je ne savais pas trop quoi faire, et qu’on me poussait dans cette voie-là. Alors que je faisais une année d’études aux Etats-Unis, j’ai rencontré une réalisatrice australienne qui devait faire un film pendant son semestre d’échange. On s’entendait très bien, on allait à des concerts ensemble, et elle m’a proposé de faire la musique de son court métrage.
Jusque là, je n’avais jamais pensé à ce métier, au fait que cela pourrait représenter une voie pour moi. Mais c’est une discipline dans laquelle j’ai aussitôt trouvé mes marques. Il faut dire aussi que j’étais très cinéphile, c’était vraiment la rencontre de mes deux passions. Cette expérience a été assez magique, on a beaucoup discuté du rôle de la musique de film, du placement, des instrumentations.
En rentrant, je me suis installé à Berlin, et j’ai commencé à travailler en tant qu’ingénieur, et parallèlement, je contactais des étudiant·es en cinéma pour leur proposer de composer pour leurs films. C’est comme ça que j’ai pu me faire la main, en travaillant sur une trentaine de courts métrages en quelques années. Ca a été mon école en fait, une école incroyable.
Ensuite, j’ai déménagé à Bruxelles, et c’est là que j’ai commencé à faire des projets d’une plus grande envergure, notamment La Trêve, ce qui m’a vraiment conforté dans mon choix. Cela m’a ouvert des portes, et financièrement cela m’a aussi permis d’assumer cette carrière.
Ce qui a commencé comme un projet parallèle s’est mué en carrière.
Oui, tout s’est fait au bon moment finalement. J’avais déjà voulu arrêter l’école plusieurs fois pendant mes études, et puis finalement l’idée était d’être ingénieur quelques temps pour gagner assez d’argent… pour faire autre chose! Ca s’est fait assez naturellement finalement.
Quelles sont les origines de votre cinéphilie?
En fait, peut-être que la musique de film m’était prédestinée. Quand j’y repense, mes premiers coups de coeur de cinéma, c’était pour des films où la musique avait une forte présence. C’est dû aussi aux années 80 et 90 où les bandes originales prenaient beaucoup de place dans les oeuvres… Mon dessin animé culte, c’était Le Roi Lion, au niveau des films, c’était E.T., Retour vers le futur, et puis plus tard, je suis tombé amoureux de l’univers de Tim Burton, où la musique de Danny Elfman a une telle importance.
Puis j’ai découvert les films des années 70/80, les Scorsese… A la base, c’était vraiment des films dans lesquels les thèmes étaient très reconnaissables et connus de tous, parfois plus que les films eux-mêmes. C’est vrai qu’aujourd’hui, à part peut-être Hans Zimmer, il n’y a plus vraiment de star-system des compositeurs comme au temps de Morricone, Legrand ou John Williams.
Comment êtes-vous arrivé sur La Trêve?
C’est un concours de circonstances. En arrivant en Belgique, j’ai rencontré Anthony Rey, le producteur d’Hélicotronc, et Benjamin d’Aoust, l’un des créateurs de la série. Quand ils ont fait un appel à compositeurs, j’ai proposé une musique sur le pilote, et ils ont été séduits par ma proposition. On s’est vite retrouvés à en discuter avec passion. Et puis j’étais fan de séries, j’en avais beaucoup regardées, et la grammaire m’intéressait, les rouages de l’écriture musicale, les morceaux de fin d’épisode qui nourrissent les cliffhangers…
Je n’avais pas d’expérience dans ce domaine, j’avais fait surtout des courts métrages, mais je crois que d’une certaine façon, comme eux aussi débutaient en série, cela les intéressait que l’on parte ensemble d’une page blanche. Et je leur serai éternellement reconnaissant de m’avoir fait confiance.
Comment se passe la création musicale sur une série? Est-ce que c’est un travail de co-création, d’accompagnement?
Je parlerais plutôt d’accompagnement. Pour La Trêve, j’ai été impliqué très tôt, ce qui est assez rare. En général les créateur·rices attendent d’avoir des images. Je suis arrivé quelques mois avant le tournage, j’ai pu travailler sur scénario. Matthieu Donck m’a raconté que pendant le tournage, ils écoutaient mes musiques sur les trajets vers le set… Et là pour le coup, la musique a vraiment accompagné la création!
Comment une musique doit s’articuler par rapport au récit pour vous, quelles sont vos lignes directrices?
C’est difficile à définir, car la musique a un rôle différent en fonction des épisodes ou des scènes. Pour moi, l’idée générale, c’est d’avoir une musique très proche des personnages. Qui va offrir une expérience sensorielle augmentée au public, donner une profondeur aux images, aux performances des comédien·nes, aux décors aussi. La musique est amenée à entrer en résonance.
Parfois elle souligne des choses présentes à l’écran, parfois elle va à contre-courant. Elle peut aussi rappeler des éléments déjà donnés, et contribuer à structurer le récit et à le faire avancer. Elle peut aussi aider à faire douter le spectateur, ou le faire se sentir en avance sur le récit. Elle a un rôle narratif très fort.
Comment le travail diffère-t-il en fonction du format, série, court métrage, long métrage?
Evidemment, l’ampleur du travail et de la réflexion à mener dépend beaucoup du temps d’écran. Et c’est vrai qu’il y a des codes à respecter en fonction du format. La série a une grammaire souvent assez précise. Mais quand on connaît les codes, on peut les remettre en question.
Le court métrage est évidemment la forme la plus libre, ce qui rend le travail très excitant, on peut faire un peu ce qu’on veut. Côté long, je travaille seulement sur mon troisième, et j’ai l’impression qu’on est un peu entre les deux, il y a encore un peu de la liberté du court, mais la structure est plus réfléchie, au service d’une histoire plus développée et d’un récit plus complexe, qui multiplie les temporalités.
Votre actualité aujourd’hui, c’est la bande originale, qui vient d’être publiée, de la série Invisible, une série à la fois fantastique et très réaliste.
C’est une magnifique série, très différente de ce qu’on a pu voir avant sur la RTBF. C’est la première série de genre, une série fantastique qui résonne très étrangement avec la réalité d’aujourd’hui!
C’est un thème magnifique, qui m’a beaucoup inspiré. Comme cela relève de l’imaginaire et du fantastique, on peut oser beaucoup de choses. Cette tension entre le fantastique et le réalisme nous a vite incités avec le réalisateur à opter pour une musique alliant électronique et acoustique, orchestral, ce qui me correspond très bien.
C’est un projet sur lequel je suis arrivé relativement tard, les premiers épisodes étaient déjà montés. J’ai pu me mettre rapidement dans le bain. Il y a beaucoup de personnages, beaucoup d’intrigues. Geoffrey Enthoven, le réalisateur, avait des idées de couleurs musicales pour certains personnages, et même certains décors, la musique s’est pas mal faite autour des lieux, notamment l’hôpital.
C’est très riche en émotions évidemment. On a voulu que les parties plus orchestrales puissent être intimes, j’ai travaillé avec un quintet à cordes pour certains morceaux, certains personnages, et puis un petit orchestre à cordes pour d’autres aspects.
Comment décririez-vous votre musique?
Cet alliage entre l’électronique et l’acoustique me correspond assez bien. A la base je suis instrumentiste, guitare, trompette, piano, mais j’aime aussi beaucoup la musique électronique, j’ai pas mal de synthés, j’aime bien triturer le son, et j’ai aussi été DJ. Ce sont deux aspects qui se retrouvent naturellement dans ce que je fais. Je fais beaucoup de recherches sonores en fait, j’enregistre moi-même des sons, un peu partout, que je réutilise ensuite dans mes musiques. Je me fais une sorte de banque de données de sons, que j’utilise en fonction des projets. Je retravaille ces sons avec des synthés, pour créer des sonorités sur mesure pour chaque projet, qui se développe avec le travail instrumental.
Et comme j’ai aussi étudié l’écriture orchestrale à l’Académie à Bruxelles, je suis ravi de pouvoir déployer ces connaissances avec des orchestres à cordes. Je l’avais déjà fait avec un documentaire, et j’ai pu développer cela avec Invisible. J’aime beaucoup le spectre très très large que peut avoir un orchestre à cordes, chaque instrument pris à part bien sûr, de la contrebasse au violon, mais aussi dans leurs interactions.
J’ai tendance à travailler sur des musiques très minimales, on peut se contenter de peu pour faire passer des émotions et des idées.
Quels sont vos projets, et vers quoi aimeriez-vous aller?
Je suis en train de finir une autre série, The Window, une coproduction entre le Japon, l’Allemagne et la Belgique, qui se passe dans le milieu des agents de footballeurs, en Angleterre.
Je travaille aussi sur un documentaire américain, l’histoire d’un petit village en Alaska qui a commencé à s’ouvrir au monde dans les années 80. Les auteurs ont entendu mes musique composées pour La Trêve sur internet. Ils ont commencé à monter avec elles, et ont fini par me contacter. C’est incroyable de voir le rayonnement international qu’a permis La Trêve.
Et puis je dois travailler l’année prochaine sur le nouveau projet des créateurs de La Trêve, je suis ravi de collaborer à nouveau avec eux. C’est très excitant de travailler avec de nouvelles personnes, de nouvelles approches, mais c’est aussi très riche de pouvoir retravailler avec des gens que l’on connaît, avec lesquels on peut poursuivre l’aventure.