Rencontre avec la jeune réalisatrice Delphine Girard à quelques jours de la 92e Cérémonie des Oscars où son film, Une soeur, est en lice pour l’Oscar du Meilleur court métrage de fiction. Elle se confie sur le processus artistique qui a mené à l’élaboration du film, et son séjour à Los Angeles dans le cadre de la campagne de promotion pour les Oscars.
D’où vient l’idée de ce film, cette histoire?
J’ai entendu il y a quelques temps un témoignage sur Youtube, une jeune femme dans une voiture, qui appelait une opératrice. Ca durait 18mn, c’était terrifiant. J’y ai pensé, et repensé. Dans un premier temps, je n’ai pas envisagé d’en faire un film, mais au bout d’un moment, je me suis demandé ce m’obsédait dans cette histoire. Et j’en suis venu à la conclusion que finalement c’était ce lien qui se créé, cette sororité entre ces deux femmes, l’une qui ne peut rien dire, mais qui a le courage de prendre ce risque, l’autre qui l’écoute, va reformuler pour elle. Comment cette empathie se crée à une vitesse aussi folle. C’est aussi un film sur les violences subies, faites aux femmes.
Comment avez-vous choisi de mettre en scène ce qui se passe dans la voiture, entre cet homme et cette femme?
Dans un premier temps, on voulait avoir des plans de l’intérieur de la voiture, mais aussi de l’extérieur. On a d’ailleurs tourné les plans extérieurs, mais finalement, on a choisi de se focaliser sur l’intérieur de l’habitacle. On s’est placées à l’arrière de la voiture avec Juliette Van Dormael, ma chef opératrice, j’étais dans le coffre, elle était sur le siège arrière. On les filme de dos, on est vraiment dans leur nuque. On voulait être très proches des protagonistes du film. Pour Veerle, l’opératrice, on reste sur son visage, en gros plan.
On ne voulait pas trop donner de background au couple, juste laisser au spectateur l’espace de ressentir lui-même la violence, en fonction de sa propre histoire, de son ressenti. Pour Alie, on est juste derrière son épaule. Il fallait que le spectateur puisse se mettre à sa place. Qu’il sente la tension qui se crée à grande vitesse entre le couple, notamment à travers le fait que l’on a la sensation que la voiture s’enfonce de plus en plus dans la nuit, alors que la situation de la jeune femme semble de plus en plus inextricable…
Comment avez-vous travaillé sur la création de cette relation puissante qui unit presque immédiatement les deux femmes?
Je ne voulais pas créer de la tension pour la tension en terme de mise en scène, la situation est déjà vectrice de suspense. Je voulais que l’on ai le temps d’être avec chacune des deux héroïnes, que l’on puisse voir leur relation se construire. Les comédiennes ne se sont pas rencontrées avant le tournage, je voulais qu’elle restent dans une position où elles ne voient pas l’autre. Alors on a beaucoup travaillé sur leur backstory, avec Veerle, on a travaillé sur les raisons pour lesquelles elle pouvait être particulièrement touchée par cette situation.
Comment avez-vous travailler la tension dramatique au montage?
Il ne fallait pas que le rythme et la tension prennent le dessus sur la relation, donc l’enjeu, c’était de conserver la tension intrinsèque au récit, tout en « freinant » un peu le déroulement de la narration pour être sûr qu’on ait bien le temps d’être avec elles, de projeter un peu plus que juste un moment d’angoisse partagé, d’être témoin de la sororité qui se crée. On a tourné l’entièreté du film dans la voiture, et l’entièreté du film dans le call center. En en discutant avant le tournage avec mon producteur, nous étions séduits par l’idée de pouvoir faire deux versions diamétralement opposées du film, avec chacun des deux points de vue, sans qu’ils ne se croisent. Mais finalement, c’était plus fort de mêler les deux points de vue. On avait vraiment beaucoup de matière au montage, pour chaque séquence, il fallait se demander de quel côté la montrer. Et Damien Keyeux a eu de magnifiques idées, qui ont vraiment fait grandir le projet, et notamment le fait de dédoubler le début, du point de vue d’Alie, puis de celui de Veerle.
Il fallait incarner de façon très forte ces personnages, et trouver les bon·nes comédien·nes pour cela.
Je connaissais Veerle Baetens en tant que comédienne, je le trouvais superbe, mais quand je l’ai rencontrée sur le tournage de Duelles d’Olivier Masset-Depasse, où j’étais coach enfants pour le petit garçon qui joue son fils, j’ai été bluffée. La voir jouer au quotidien, j’ai pris une claque énorme. C’est une excellente actrice, qui en plus est une belle personne. Quand on a commencé à réfléchir au casting d’Une soeur, je rêvais que Veerle accepte de nous rejoindre. On lui a fait lire le scénario, et elle a fini par dire oui.
Selma Alaoui, je l’avais vue au théâtre quelques années auparavant, je l’avais trouvée géniale. J’avais voulu la voir pour un autre projet, mais on s’était ratées, et là quand elle a fait un essai, je l’ai trouvée tout de suite incroyable. Elle a une capacité à donner une vraie dignité à Alie, qui amène une dimension différente à ce personnage, je ne voulais pas quelqu’un dans la plainte, que l’on perçoive instantanément comme une victime, il y a une colère chez elle qui nourrit incroyablement le personnage.
Guillaume Duhesme, je le connaissais mais n’avais jamais travaillé avec lui. Quand il a fait son essai, ça a tout de suite été une évidence. C’est un personnage compliqué à jouer, je ne voulais pas que ce soit manichéen, pas un monstre. Ça m’intéressait qu’on cherche avec le comédien la logique de ce personnage, sans pour autant l’excuser. Guillaume m’a dit tout de suite: « Je ne l’approuve pas, mais je vais le défendre ». Il est venu au tournage avec des émotions que je n’avais pas prévues, mais qui font gagner le personnage en subtilité. Ca permet aux gens de s’identifier, et ça s’est intéressant.
Avez-vous été surprise par les réactions du public?
Ce qui m’a le plus surprise, ce sont les discussions que j’ai pu avoir avec les spectateurs sur ce qu’ils projetaient dans le film. Un spectateur est venu me confier qu’il s’était identifié au personnage masculin. Ça m’a troublée, mais ce sont des réflexions qui m’intéressent beaucoup, sur la violence et la contamination de la violence. Comment comprendre quelqu’un qui agit comme ça, qui dépasse les limites? Il y a aussi beaucoup de gens qui viennent me voir pour me confier des expériences similaires, et ça c’est assez dur à accueillir comme témoignages.
Je me souviens d’un homme en particulier qui m’a expliqué qu’il avait l’impression d’entendre souvent parler de ce sentiment d’insécurité, de vulnérabilité dont avaient pu lui parler des amies, mais qu’il ne l’avait jamais vraiment ressenti, et qu’il avait eu l’impression avec le film d’en faire vraiment l’expérience. Comme si il était à la place de cette femme. Si le cinéma peut être un outil pour pratiquer son empathie, c’est surement qu’on a réussi quelque chose.
Comment vivez-vous cette sélection aux Oscars?
C’était une grande surprise! Ça s’est passé en plusieurs étapes. Le film a gagné un festival ici à Rhode Island, ce qui lui a permis d’intégrer une shortlist de plus ou moins 200 films. A ce moment-là, à aucun moment nous n’aurions cru intégrer la shortlist suivante qui regroupe 9 films. Quand on fait partie des 9 derniers films, on te dit que si tu ne fais pas campagne, ce n’est même pas la peine d’espérer les Oscars. Avec mon producteur, nous avions décidé de ne pas faire campagne, parce qu’on ne savait pas exactement ce qu’il fallait faire, et que ce sont de gros investissements. Moi je trouvais étrange que le film ne puisse pas parler pour lui-même. Alors quand on a appris la sélection finale, c’était incroyable. Et je trouve ça génial que finalement, le film ait fait le travail tout seul.
Et puis surtout, ça donne une seconde vie incroyable au film. Les Oscars, c’est super, mais c’est surtout ce qu’il y a autour qui est beau. Le film va sortir ici en salles sur 500 écrans aux Etats-Unis et au Canada. Les 5 films nommés circulent un peut partout.
C’est un sentiment joyeux et bizarre en même temps. C’est l’occasion de continuer à partager une conversation autour du film, c’est super pour moi et toute l’équipe. Se mettre en contact avec le reste du monde, c’est quand même l’objectif, quand on fait du cinéma.
C’est quoi le plus surréaliste?
Il y a un sentiment bizarre. Jusqu’à aujourd’hui, je n’avais pas vraiment réalisé qu’Hollywood n’était pas un endroit de fiction, mais bien un vrai endroit du monde, avec de vrais gens, stars incluses, qui existent vraiment, et qui peuvent être assis à côté de toi en train de manger une salade. Je ne m’attendais pas à voir Brad Pitt manger une salade de carottes à côté de moi!
Et le plus surprenant?
C’est le nombre de personnes qui voient le film. D’autant qu’en même temps que les Oscars, il a eu My French Film Festival, qui représente 30.000 vues sur Youtube. Je n’ai jamais vécu ça. C’est étonnant.
Il y a aussi un sens de la communauté très fort ici, entre tous les gens qui racontent des histoires, et c’est une découverte pour moi, c’est quelque chose de très fort. Il y a le glamour d’Hollywood, certes, mais il y a surtout cette volonté plus forte que tout de raconter des histoires. Il y a une part vraiment joyeuse, d’être invitée à célébrer tout ça. Mais je n’ai pas grandi avec cette logique-là. C’est trop chouette, mais ce n’est pas mon endroit. Mon endroit, c’est la fabrication, les plateaux.
Quels sont vos projets justement?
J’ai hâte de recommencer à travailler. J’ai dû mettre en pause mes projets d’écriture, j’en ai plusieurs en cours, dont un projet de série avec Veerle Baetens qu’on est en train de développer, ainsi que deux projets de longs métrages. J’en suis seulement à la phase d’écriture, tout cela suit son cours…