Christophe Hermans: « Montrer des corps au travail »

Rencontre avec le cinéaste Christophe Hermans, qui a plongé dans En attendant la deuxième vague sa caméra au coeur d’un service hospitalier en pleine crise du Covid, témoin actif de l’histoire en train de s’écrire de ce virus qui aura bouleversé la vie d’un nombre incommensurable de personnes. Le film est programmé ce mardi 16 mars à 22h sur La trois.

Quelles sont les origines du projet? Comment et pourquoi avoir choisi cet endroit-là, le CHU de Liège?

Il y a avait plusieurs raisons, très différentes. Tout d’abord, j’ai été très marqué par le décès de Marc Engels, un collègue ingénieur du son, décédé du Covid au début de la première vague. J’ai ressenti le besoin, en tant que documentariste, d’être un témoin de ce qui se passait, alors que des gens autour de moi étaient touchés.

Et puis il y avait le regard porté par les médias sur le personnel soignant, les images montrées étaient sensationnelles. J’ai eu envie d’aller balader ma caméra dans un CHU pour relater ma vérité, mon regard sur la situation. On applaudissait les infirmières tous les soirs à 20h, elles étaient les héroïnes de cette première vague, c’était intrigant.

Et puis j’avais l’envie depuis très longtemps de faire un film de femmes, de poser mon regard sur des femmes fortes, ce que j’ai d’ailleurs fait aussi dans mon premier long métrage La Ruche. Cette immersion pendant 6 semaines au CHU de Liège m’a permis de faire ressortir deux personnalités remarquables, l’une au département d’infectiologie, et l’autre aux soins intensifs, qui sont devenues les piliers autour desquels s’est construit le documentaire.

Comment gère-t-on la forme quand on travaille comme ça dans l’urgence?

J’avais déjà pu tourner au CHU de Liège pour d’autres documentaires, j’y avais donc des ouvertures, mais ma demande a pris énormément de temps avant d’être acceptée. Il fallait évidemment que les équipes soient d’accord pour m’accueillir, dans une période de tension. Une équipe de tournage au quotidien, c’est compliqué, mais en plus en pleine pandémie… Il ne fallait pas que ce soit un poids trop lourd à porter pour les équipes soignantes.

Côté forme, il était impossible pour moi de mettre en scène le quotidien comme dans mes précédents documentaires. Ici, la vie est devant soi, mais la mort aussi. Je ne pouvais pas trop agir sur mes protagonistes, donc je devais les suivre. Je me suis dit, comme l’a pu faire Frédérik Wiseman dans certains de ces documentaires, que mon rôle était d’être un témoin privilégié, et d’accompagner des corps, caméra à l’épaule. J’ai toujours été très touché par le cinéma des frères Dardenne, et cette position m’intéressait, cette proximité physique avec les protagonistes. J’avais envie de montrer ce travail, ces corps qui porte d’autres corps, qui les soulèvent, en les accompagnant au plus près.

Pour les patients, j’avais peur du sensationnel, j’ai préféré une caméra plus posée, sur pied, plus à l’écoute. J’avais peur d’images qui choquent trop. J’ai essayé de travailler à distance les patients, et dans le mouvement les infirmières.

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Comment justement pose-t-on les limites du sensationnel, établit-on le territoire que l’on s’autorise à filmer?

J’adore travailler sur les territoires, c’est un thème récurrent dans mes documentaires, et ici, j’avais envie d’un huis clos humain, où l’on ne sait plus si on est le soir ou le matin. Je voulais cette confusion temporelle et spatiale. Moi-même je me sentais perdu en arpentant le CHU. Même dans le montage, parfois on ne sait plus dans quel service on est.

Quant au sensationnel, c’est lié à son éthique personnelle. En filmant les patients au quotidien, une relation se noue entre eux et nous. Il y a des images, des moments très difficiles, où l’on veut être très proche de l’intime, tout en trouvant la bonne distance, dans le respect de ces personnes en souffrance.

Choisir « seulement » deux patients comme protagonistes, c’est aussi une façon de donner plus d’incarnation aux personnages pour toucher le public?

Nous avons évidemment filmé beaucoup plus de patients. Mais ces deux-là avaient une trajectoire singulière. On a une personne qui rentre au CHU pour autre chose, et attrape le Covid à l’hôpital. Il présente de nombreux risques et la situation dégénère, sa vie est en suspens.

L’autre patient est là depuis le début de la crise, moment où il a été plongé dans un coma artificiel. Quand on le rencontre, il en ressort à peine, deux mois plus tard, et on comprend tout ce qu’il a raté, comme l’anniversaire de ses enfants par exemple. Il doit réapprendre, vivre une revalidation, avec au bout une sortie de l’hôpital.

C’était deux trajectoires différentes, et deux âges différents aussi, pour montrer que cette pandémie ne touche pas que les personnes âgées.

On a aussi beaucoup travaillé sur le rapport aux tablettes pendant la première vague, alors que les familles ne pouvaient pas visiter leurs parents. Les tablettes étaient le seul contact avec les proches, mais avec la présence de l’infirmière, on se retrouve dans une relation triangulaire. Mon cinéma a toujours parlé de famille, et quelque part, ici je parlais de ça aussi.

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On est dans l’intime et l’humain, mais c’est aussi la grande Histoire qui est en train de s’écrire avec la pandémie. Comment aborde-t-on l’histoire en train de se faire, sans recul?

La question du recul est toujours très intéressante. L’idée en posant une caméra dans ces services était de ne pas avoir de recul, d’avoir les témoignages d’un moment précis. Je voulais saisir cette instantanéité.

On vivait la situation en même temps que les soignants, et on évoluait en même temps qu’eux. On voit bien d’ailleurs que la direction de l’hôpital, les médecins avancent en même temps que l’Etat ou le reste du personnel. Il y a quelque chose comme ça où on ne sait pas vers quoi on va, et je trouve ça intéressant.

Quel était la plus grande difficulté, en termes techniques, mais aussi en termes de récit, notamment où et comment porter le regard?

La première difficulté, c’était le matériel pour ne pas être contaminés, nous sommes d’ailleurs malheureusement tombés malades pendant le tournage. A cette époque-là, on était vraiment dans l’inconnu par rapport au virus, et c’était effrayant.

La rencontre avec les principales protagonistes s’est faite très vite, les affinités se révèlent souvent rapidement. Ici dans les trajectoires de Carine Thirion et Patricia Modanes, elles allaient bien au-delà de leur travail d’infirmière. Elles agissent avec une passion qui les emmènent ailleurs, et je voulais montrer leur humanité.

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C’est aussi montrer leur humanité confrontée à la structure, aux problèmes organisationnels et logistiques, à la machine, une radiographie de l’hôpital en quelque sorte?

Oui, c’est un état des lieux, clairement, à un moment où l’hôpital est au coeur des préoccupations sociales. Le directeur du CHU défend d’ailleurs très fort le film. En arrivant à l’hôpital, j’ai été très clair sur le fait que je voulais le montrer aussi dans ses faiblesses, et notamment ses problèmes de communication.

C‘est une véritable ville un hôpital, quand on voit le nombre d’employés que représente le CHU de Liège! C’est très dur de gérer une structure aussi importante, avec autant de services.

Ils ont dû avancer, parfois à reculons, avec une capacité d’anticipation de 48h maximum. Ils avancent comme ça depuis le début, et ça n’a pas cessé, la pression est toujours là.

Je voulais articuler aussi le film autour de ces problèmes de communication entre services, entre le gouvernement et l’hôpital. L’une des médecins pose la question dans le film, pourquoi réouvre-t-on des magasins, alors qu’on n’autorise pas les familles à venir dans les hôpitaux? L’humain a été mis de côté, et ça a beaucoup choqué.

Leur situation aux yeux du public a d’ailleurs changé, alors que le travail reste. De héros, ils sont passés à empêcheurs de tourner en rond. A cet égard, le film rend justice à leur travail…

On a enlevé du montage une scène où une infirmière expliquait qu’elle ne supportait pas qu’on les applaudisse à 20h, alors qu’elle fait ce travail depuis 20 ans, qu’il a toujours été dur, et qu’on ne l’a jamais applaudie. Ce sont les médias qui du jour au lendemain en ont fait des héros, alors que la reconnaissance aurait dû être là depuis longtemps.

C’est qu’aujourd’hui, on en a marre du confinement, on veut retrouver la vie, on critique les chiffres des hôpitaux. Ils deviennent nos bourreaux. C’est une question qui sera très présente dans le deuxième film sur la deuxième vague en fait!

Ils ont clairement l’impression de ne plus être entendus. Et la caméra permet de montrer leur travail d’une manière juste.

Il était donc urgent de contrebalancer un discours médiatique hyper-dominant, et de porter un autre regard le plus vite possible?

C’est effectivement très intéressant, et cela va bien au-delà de la question du Covid. Quelle est notre capacité à prendre du recul pour identifier si ce que nous raconte les médias est vrai, ou en tous cas, n’est pas tronqué?

Quelles sont les recherches que nous faisons.? Nous prenons les informations que nous recevons comme la vérité strict, d’où qu’elle vienne. Il est important pour nous, citoyen·nes, de questionner l’information. C’est pour ça aussi que je fais des documentaires. Et il est clair qu’un documentaire, est un point de vue, ici mon point de vue sur la situation, pas la vérité.

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Il y a donc un deuxième film qui suit?

Oui, nous avons tourné de fin octobre jusqu’à début décembre, et ce film-là traite vraiment de la deuxième vague, jusqu’à l’arrivée du vaccin. On espère sortir le film au mois de mai.

La crise est loin d’être terminée. On observe évidemment ce qui se passe en ce moment, la troisième vague annoncée. Mais la situation est tendue, et la fatigue est là. La carapace des soignants se craquèle au fur et à mesure des vagues, et c’est ce qu’on montrerait… J’aimerais beaucoup continuer à suivre le parcours de ces deux femmes. Et si j’ai un accord de leur part, et que j’arrive à leur prouver que je peux avoir un point de vue différent sur cette troisième vague, raconter quelque chose de différent, je pense qu’elles accepteront. Cela n’aurait aucun intérêt de se répéter, d’autant que cela leur demande beaucoup d’efforts, à elles et leurs équipes, d’accueillir une équipe de tournage.

N’oublions pas que les familles tout un temps n’ont pas pu entrer dans l’hôpital, et j’espère être pour elles un témoin de ce qu’elles n’ont pas pu vivre.

Et à titre personnel, j’aimerais les accompagner dans la fin de la crise aussi, voir la lumière avec elle, retourner à la vie. Ce chemin semble sans issue, et la société qui va avec devient illisible.

Je comprends la rébellion des jeunes, qui se rassemblent à Liège par exemple. Je n’aurais jamais été parmi eux, mais ce message, ce ras-le-bol doit être entendu.

Un besoin de sens que le cinéma peut amener?

Aller au cinéma, c’est un acte social. On a besoin de rencontrer l’autre autant que le film, en parler avec l’autre. Regarder un film tout seul chez soi, c’est une autre expérience. Ce n’est plus un acte social. La connexion avec le public, ça reste le coeur de notre métier.

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