Rencontre avec Charlotte Vandermeersch & Felix Van Groeningen, à quelques jours de la sortie du premier film qu’ils ont co-réalisé et co-écrit, Les Huit Montagnes, une adaptation inspirée et inspirante du livre déjà culte de Paolo Cognetti.
Comment est venue l’envie de vous lancer dans cette adaptation?
Charlotte Vandermeersch
Il y a quelques années, quelqu’un avait parlé du livre à Felix, en lui disant que c’était une histoire pour lui. Il l’avait acheté, mais avait arrêté de le lire après quelques pages, en se disant que cette histoire de montagne, en Italie, ce n’était pas pour lui.
Un an plus tard, il est contacté par une société de production italienne, qui a les droits du livre, et qui lui propose là aussi l’adaptation. Ils sont fans de son travail, et voudrait en faire un film international, donc en anglais. Felix a alors lu le livre, et il est finalement tombé amoureux de l’histoire, touché aussi bien par les grandes thématiques abordées par le livre, que par de plus petits détails. « J’adore, leur a-t-il dit, j’y vais, mais en italien! » C’était évident, pour lui comme pour moi d’ailleurs, que cette authenticité linguistique est trop importante importante, constitutive du récit.
Les producteurs lui ont donné la liberté artistique, ça a été un très beau mariage italo-belge. Il faut dire que nous adorons l’Italie Felix et moi, on y va régulièrement. D’ailleurs, alors qu’on y était en vacances en famille, avec notre van, Felix reçoit un mail de Paolo Cognetti, l’auteur du livre, l’invitant à venir découvrir sa région, la vallée d’Aoste. On a changé notre itinéraire tout de suite, et j’ai vite lu le livre. J’étais très émue à la lecture. Paolo a ouvert son monde pour nous.
Ce livre, je le trouvais magnifique, tendre, beau, riche, profond. Son côté spirituel et méditatif m’attirait. Puis bon, c’est la vie, l’amour, l’amitié, la perte, comment trouver sa place dans le monde… Nous avions déjà envie d’écrire ensemble, et finalement, cette histoire nous a appelés tous les deux.
Vous connaissiez la montagne, avant ça? Elle peut être dure, pour les non-connaisseurs.
Felix Van Groeningen
Charlotte a fait beaucoup de voyages lointains, en Amazonie comme dans l’Himalaya. De mon côté, depuis que je suis petit, je vais dans le Massif central en France, mes parents ont de la famille et une maison là-bas. Et puis un mois avant de lire le livre, par hasard, j’avais fait un trek de 4 jours en haute montage dans les Alpes avec un ami, en dormant en refuge, en escaladant des sommet de 3000 mètres. A ce moment-là, je crois que j’ai compris l’attrait de la montagne: être loin de tout, se rencontrer soi-même. L’envie d’adapter ce livre, ça a aussi à voir avec l’envie de passer du temps en montagne, d’aller plus loin que la lecture. De rencontrer ces gens, qui sont tellement inspirants. Ils ont une vraie pureté, sans cynisme.
Au coeur de l’amitié entre Pietro et Bruno, les deux jeunes puis moins jeunes héros du film, il y a l’opposition entre la campagne et la ville. C’est un discours très actuel, qui a une résonance très forte, surtout après les confinements, alors que les citadins s’interrogent sur leur rapport à la « nature ».
Felix Van Groeningen
Oui, c’est très présente dans le livre déjà, et comme on a écrit le film pendant le confinement, c’était une drôle de synchronicité.
Charlotte Vandermeersch
On avait décidé d’écrire le film ensemble juste avant l’épidémie, et quand on s’y est mis, tout à coup tout était fermé, on ne pouvait plus aller nulle part. On avait terriblement envie de sortir, de respirer, il y avait un parallèle très beau.
Felix Van Groeningen
Ce hasard a décidément bien fait les choses. On avait bloqué un mois pour écrire, finalement on en a eu deux ou trois, et ça a été salutaire, on en a eu besoin. Le fait que le monde s’arrête ne pouvait pas tomber mieux dans nos vies.
Charlotte Vandermeersch
Pour nous, et pour le projet, ça a été un cadeau.
Felix Van Groeningen
Et après avoir travaillé si étroitement ensemble à l’écriture, il m’a semblé évident qu’il fallait que nous réalisions le film ensemble avec Charlotte. Je sentais bien que nous nous étions manqués, pendant toutes ces années, perdus dans le travail, et ce rapprochement nous faisait du bien. C’était bon pour le projet, et bon pour nous. Le film bénéficiait tellement de ce que Charlotte avait à lui apporter..
Au coeur du récit, on retrouve une histoire d’amitié entre Pietro et Bruno, et même, une histoire d’amour pas romantique. Un amour universel, qui transcende tout.
Charlotte Vandermeersch
Oui, c’est évidemment universel, et pour nous je crois que c’était le bon moment dans nos vies pour nous pencher sur cet amour, sur la force de l’amitié, sa transcendance parfois. On arrive à la quarantaine. Tout le monde autour de nous s’interroge. Nos amis font des enfants, on fait des choix, parfois on se perd de vue. C’est toujours un petit déchirement, de voir s’éloigner nos amis. On voudrait construire un petit nid, dans lequel on pourrait vivre ensemble, mais ce n’est pas possible. Comment peut-on soutenir nos amis? Comment être un miroir pour l’autre, l’aider à évoluer? Comment dire la vérité, ou sa vérité, peut-on critiquer ses choix, comment l’aider quand on pense que ce n’est pas la bonne décision? A l’école, on n’a pas de liens, pas de responsabilités, mais en vieillissant, ça demande de grands efforts d’entretenir une amitié. Il faut donner du temps, de l’attention, tout ce qui nous manque au quotidien.
Et puis c’est une amitié entre hommes très tendre, et on ne voit pas ça souvent. Il leur est difficile de s’exprimer, mais souvent ils se comprennent très bien, même sans mots.
Felix Van Groeningen
Ce qui m’a beaucoup touché, c’est l’idée de s’être rencontré, et que même si l’on ne se voit pas pendant des années, on puisse rester des miroirs l’un pour l’autre. On continue à s’inspirer mutuellement, à se réjouir pour l’autre quand il trouve sa voie. Les amis peuvent donner de très bons conseils, car ils nous connaissent très bien. En même temps, on peut aussi se sentir étrangers à certains moments, même si on s’entend super bien. Parfois ça devient très dur d’entrer dans le monde de l’autre, il faut savoir lâcher prise, accepter de ne pas être d’accord, ou le voir se tromper. Par amour. C’est toute cette complexité qui était belle à observer dans l’histoire de Pietro et Bruno.
C’est comme si l’enfance était le lieu de leur amitié. L’amitié est un endroit, un territoire géographique, spatio-temporel et émotionnel où ils se retrouvent.
Charlotte Vandermeersch
Oui, c’est ce que dit la voix off qui débute ou presque le film, « je ne savais pas que l’amitié est un lieu où naissent tes racines, et où tu peux retourner ». C’est très beau.
Felix Van Groeningen
Il y a l’amitié comme refuge, mais qui appelle aussi le rapport au père, et aux aînés. On se questionne, comment se libérer de ce poids. Et parfois comment pouvoir faire la reconnexion.
Charlotte Vandermeersch
Pietro ne sent pas accepté, validé par son père. Il se dit que Bruno serait un meilleur fils pour lui. Ce n’est pas forcément ce que pensait son père, mais c’est ce qu’a ressenti Pietro, c’est ce qui l’a éloigné de son père. On voit bien que ce dernier l’aime beaucoup, en fait, mais Pietro se sent étranglé. C’est très humain, de rompre avec le père, qui meurt avant qu’ils n’aient pu se parler vraiment. Il y a des regrets, et en plus il se rend compte que son ami a été comme un fils pour son père, qu’il a repoussé. C’est beau et triste à la fois. Ca veut dire quoi, être de la même famille, est-ce que c’est lié au sang? Pietro et Bruno sont comme des frères.
Le père, c’est une montagne, il faut l’accepter comme il est, on ne peut pas le changer, il faut l’aimer, même après la mort. L’acceptation, c’est vraiment l’un des thèmes du film pour Pietro, vis-à-vis de son père, vis-à-vis de Bruno. Accepter les choix, et les conséquences.
Comment avez-vous abordé la matière du roman, c’est une grande fresque en terme de temps et d’espace?
Felix Van Groeningen
On a dû faire des choix, forcément, même si on voulait prendre le temps dans le film. Il fallait que l’on voit le temps avancer, on tenait à garder le récit dans l’ordre chronologique, même si la voix off est rétrospective, regarde en arrière. Je pense qu’on est restés assez fidèles au livre. Mais parfois, on doit faire de grands détours narratifs, trouver des solutions cinématographiques pour faire fonctionner le récit.
Charlotte Vandermeersch
On a beaucoup écrit. Il y avait comme des « trous » dans l’histoire du roman, que l’on a dû combler pour que le film soit cohérent. C’était un vrai challenge, car il fallait trouver le même ton dans notre écriture pour ces inventions, rester naturels. On a dû beaucoup réfléchir à la vie de Pietro en fait. Comme il narre le récit, il y a des manques sur la réalité de sa vie, à Turin, en voyage. Sa vie intérieure. Comment on allait raconter ça? Il fallait voir le quotidien de Pietro pour l’aimer.
On a écrit beaucoup, on a beaucoup effacé. On a beaucoup tourné aussi, et beaucoup supprimé au montage!
Felix Van Groeningen
Charlotte a très vite dit qu’il nous fallait une voix off, moi j’avais un peu peur qu’elle prenne trop de place. Et puis on a voulu qu’elle intervienne à des moments plus précis, moins fréquents mais plus long. Que la voix guide le spectateur, sans être explicative. Et puis ça faisait entrer dans la tête de Pietro, parce que finalement, c’est un personnage assez passif, ou du moins très contemplatif. Ce n’est pas un héros de cinéma classique, qui fait avancer l’action. Il est dans l’observation, il bouge à l’intérieur.
Il y a la matière du livre, et la matière de la montagne. Est-ce que vous saviez dès le début comment vous alliez la filmer? Le format 4/3 est très surprenant. Comment la montagne s’est imposée à vous cinématographiquement?
Felix Van Groeningen
Au début, on était très inspirés par le livre, Paolo écrit que chacun a son altitude préférée dans la montagne. Le père adore les sommets, la mère préfère les basses altitudes, celles des villages, Pietro se retrouve entre les deux, là où il construit sa maison.
Ca m’a fait beaucoup réfléchir, et observer les différences entre ses hauteurs. Quand on a fait les repérages, on a été très attentifs à marquer la différence entre ces multiples strates. On a été de nombreuses fois sur place, on a vite emmené avec nous Ruben Impens, le chef opérateur. Au début bien sûr, on s’était dit : on va tourner en cinemascope. Mais on ne s’en sortait pas, on préparait des découpages, on ne trouvait pas le bon bout.
Et puis je me suis souvenu de photos de la montagne, magnifiques, en 4/3, que m’avait offertes Paolo. Je me suis dit en fait c’est ça, c’est plus intéressant. Ruben et Charlotte ont été fascinés par ses photos, on a très vite switché . Et puis on avait été marqués aussi par Ida et Cold War, qui prennent énormément de liberté avec ce format.
Ce qui nous a aidés, c’est qu’on a eu vraiment le temps de tester des choses, de les refaire aussi. Le film se passe sur différentes saisons, on a donc tourné en plusieurs blocs. Quand on a commencé à tourner le deuxième bloc, on avait déjà commencé à monter le premier. C’était un grand cadeau, une bénédiction.
Tout avoir dans la tête, avant même de commencer à tourner, ça ne fonctionne pas comme ça pour moi. Tourner un film, c’est un voyage, ça s’invente aussi sur le plateau. Notre montagne, on la voit une dizaine de fois dans le film, et à chaque fois elle est différente. En vrai, elle n’est pas forcément spéciale, mais dans le film, ça marche!
Quel était le plus grand challenge?
Felix Van Groeningen
La logistique! C’était un film très complexe, qui nous a demandé beaucoup d’énergie et de résilience, on avait des plans A, et puis B ou C au cas où. Ca m’a beaucoup appris cela dit. Je suis souvent très stressé sur les plateaux, et là, j’ai appris que le cinéma, c’est savoir laisser aller, on ne peut pas tout contrôler, et il faut savoir trouver son calme. Sur les films précédents, je me posais des questions existentielles dès que quelque chose n’allait pas dans le sens prévu.
Charlotte Vandermeersch
Je rêvais que les gens se retrouvent, et même se réfugient dans le film. Que ce soit un lieu de tendresse, de douceur, ou tu peux aussi trouver un espace de dialogue avec ta propre vie. Que ça amène à plus d’acceptation, de tolérance. Moins de jugement.
Felix Van Groeningen
Quand les gens sont vulnérables, ils sont plus doux. Et le monde devient un peu plus beau.