Entre tensions familiales, manipulations affectives et rivalité fraternelle, Carnivores convie le spectateur au spectacle d’une mise en abime narrative et esthétique qui s’échappe de son scénario bien huilé pour l’emmener vers d’autres territoires cinématographiques.
Double emploi
Mona a toujours su qu’elle serait comédienne, et a tout fait pour. Des cours de théâtre au Conservatoire réussi haut la main, son chemin était tout tracé, une vraie comédienne née. Mais alors qu’elle débute sur les planches, le destin lui joue un sale tour en propulsant sa jeune soeur star de cinéma. Découverte lors d’un casting sauvage, Sam explose en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, et le petit monde du cinéma se l’arrache.
Acculée, Mona n’a d’autre choix que de retourner chez sa soeur pour y trouver refuge, et pourquoi pas soutien. Mais Sam est un feu follet, un boule d’énergie incandescente qui brûle tout ce qu’elle touche ou presque, à commencer par ceux qu’elle aime. Si Sam dégage tant d’énergie, c’est aussi parce qu’elle se nourrit de celle des autres.
Double jeu
Inexorablement, Mona va se mettre au service de sa soeur, assistante pro sur les tournages, assistante perso à la maison, devenir sa doublure dans tous les pans de sa vie. Mais peut-on rester dans l’ombre si longtemps, quand l’autre qui est un peu le même semble absorber toute la lumière? La situation bascule alors que Sam trouve (déjà) le rôle de sa vie sous l’égide d’un réalisateur star. Un rôle qui aurait été parfait pour Mona. Paul Borsek (l’Artiste Maudit avec des majuscules, pervers narcissique en puissance interprété par Johan Van Heldenberg) tient autant du démiurge que du satyre, et tout en harcelant Sam pour en tirer la douleur la plus intime possible, il flatte Mona pour attiser leur rivalité, et s’en servir.
Cette relation de travail hautement malsaine va faire exploser le fragile équilibre qui unissait les deux soeurs, et pousser Sam dans ses ultimes retranchements, loin. Très loin. Tellement loin, que Mona pourrait bien envisager de prendre sa place…
Aux frontières des genres
Les Renier réalisateurs brouillent sciemment les pistes. Après une première partie hautement claustrophobe, ils s’échappent vers la lumière, où leurs héroïnes s’embarquent dans un road-movie inattendu, qui va les amener aux frontières du film fantastique, voire du film d’horreur. Ces deux mouvements distincts et opposés rappellent la dualité qui oppose les deux soeurs, entre ombre et lumière, dualité elle-même figurée sur l’affiche, où l’une est floue au premier plan, l’autre nette au second plan, dévoilant ainsi l’ambition de Mona, qui va s’acharner petit à petit à littéralement « voler la vedette » à sa soeur.
Héroïnes
Dans le rôle des deux soeurs, on retrouve Leïla Bekhti (César du Meilleur espoir féminin en 2011 pour Tout ce qui brille) et Zita Hanrot (César du Meilleur Espoir en 2016 pour Fatima), qui déclinent avec efficacité la partition qui leur a été attribuée, l’une en retrait, protégée par ses épaisses lunettes, qui tente peu à peu de s’émanciper, mentalement et physiquement, et l’autre tour à tour solaire et explosive, ou fuyante et insaisissable. Dans le rôle de leur mère, forcément imparfaite, la toujours impeccable Hiam Abbas, l’héroïne d’Insyriated, le film aux 6 Magritte, et dans celui du réalisateur et satyre démiurge l’imposant comédien flamand Johan Van Heldenberg, l’inoubliable père et époux dévasté de The Broken Circle Breakdown.
Film de famille
Carnivores est donc un film de famille. On y croise la mère des deux soeurs, qui malgré elle attise leur rivalité, le fantôme d’un père disparu, qui pousse les deux soeurs à investir Paul Borsek d’un rôle de père de substitution, et même des souvenirs d’un temps mythique où la cellule familiale vivait dans l’harmonie.
Carnivores est bien sûr un film de famille, car il est réalisé par deux frères comédiens, qui après avoir tourné ensemble sur le plateau de Nue Propriété de Joachim Lafosse s’étaient promis de retravailler ensemble, et ont pris le temps de laisser mûrir leur projet pour s’y retrouver, tous les deux, avec force.
Carnivores est un film de famille enfin, car il est produit par deux autres frères. Et pas n’importe lesquels. En effet, on retrouve à la production Les Films du Fleuve des frères Dardenne, les « pères de cinéma » de Jérémie Renier, qu’ils découvrirent à 15 ans en lui offrant le premier rôle de La Promesse, qui fit sensation à Cannes et lança la carrière du jeune homme. Après Drôle de Père d’Amélie Van Elmbt sorti à l’automne dernier, c’est donc le deuxième film belge – en dehors des leurs – que produisent les frères Dardenne, et une fois encore, c’est un film de famille. Il n’y a pas de hasards, non?
Carnivores sort le 11 avril prochain dans les salles belges, et fera l’objet d’un Cinevox Happening exceptionnel la veille à l’UGC Toison d’Or.