Rencontre avec le cinéaste Bruno Tracq, dont le documentaire Ma Voix t’accompagnera (on en parle ici) sort aujourd’hui en salles, portrait d’une pratique médicale aussi spirituelle que charnelle, l’hypnose chirurgicale. On parle avec lui de sa découverte de l’hypnose, des mondes intérieurs, de médecine et d’imaginaire.
Comment avez-vous découvert la pratique de l’hypnose chirurgicale?
Je suis passionné par l’hypnose depuis très longtemps. A l’origine, je connaissais l’hypnose thérapeutique, utilisée par les psychologues en thérapie. Puis je suis tombé sur un tout petit article qui parlait de mes deux protagonistes, qui présentait très succinctement leur travail aux Cliniques Saint Luc. Je les ai contactées pour qu’elles m’expliquent ce qu’elles faisaient, en ayant l’intuition qu’il y avait là un film pour moi.
Quand vous les avez rencontrées, qu’est-ce qui a achevé de vous convaincre que c’était une piste fructueuse et prometteuse?
Déjà, l’entretien s’est très bien passé car elles ont une grande habitude de parler à des journalistes, avec toujours les mêmes questions de néophytes, et comme j’arrivais avec un petit bagage, on a pu parler plus en profondeur des choses. Elles m’ont proposé de venir voir un premier entretien avec une patiente, puis une opération. Ca a confirmé ce que j’imaginais, le potentiel cinématographique. Il y avait quelque de complètement fou dans ce contraste entre cette salle d’opération pleine de technologie, de hiérarchie et de technique, et l’émergence du pouvoir de l’imaginaire et du lien humain.
Le film progresse sur des frontières, à la frontière de la médecine traditionnelle, à la frontière de la conscience des patients, c’est un beau terrain de jeu de cinéma?
C’était l’une des conditions pour que je m’engage dans la réalisation d’un documentaire. Même si en tant que monteur, j’ai monté beaucoup de documentaires, et que j’en ai aussi produits, en tant que réalisateur, je n’imaginais pas me tourner vers ce format, je me pensais destiné à la fiction. Mais ce sujet-là permettait de travailler sur le brouillage des frontières entre la réalité et d’autres mondes. Comment mettre en images et en sons le passage d’un monde médical, aseptisé, à un monde intérieur qui devient pour les patients plus réel que le monde normal?
Visuellement, le film offre un vrai crescendo, avec de plus en plus de mises en images des mondes intérieurs au fil du récit.
Dès le début du projet, il y avait l’envie de ramener des outils qui sont plutôt associés à la fiction pour servir le documentaire, des effets visuels forts. Il fallait mettre en images ce que les gens vivaient, quelque chose de très sensoriel, des voyages un peu hors norme. Dans le film, on a construit ces voyages comme des vagues successives de plus en plus fortes, nous emmenant de plus en plus loin. Au début, le réel se met à balbutier en arrière-plan, par de légères déformations. Et puis ces déformations sont de plus en plus grandes jusqu’à dissoudre ce qu’on a sous les yeux, la salle d’opération, pour faire venir un autre endroit. C’est une affaire géographique. Au même endroit se juxtaposent deux mondes, et selon les gens, on ne voit pas le même monde. C’était la ligne de réalisation du film, passer d’un monde à l’autre.
Ce sont de vrais voyages en fait.
Les patients demandent souvent la même chose, de s’en aller dans des natures puissantes. C’était quelque chose de récurrent. Dans ces moments-là où ils ont besoin de quelque chose qui les ressource et les protège, ils veulent systématiquement aller dans la nature. Ce lien profond, primaire qu’on convoque dans les moments délicats de la vie m’a beaucoup intéressé.
Ces immersions profondes dans la nature font des hypno-thérapeutes des chamanes, des conteuses qui retissent le lien avec la nature.
Oui, ce sont des conteuses, des chamanes, deux femmes qui retissent du lien entre les soignantes et les patients, à l’intérieur des patients eux-mêmes, et entre les patients et les autres mondes. Ce sont vraiment des tisseuses en fait. Elles ont ce côté chamanes, tout en étant des scientifiques. Il y a quelque chose de l’ordre de la magie dans ce qui se passe, dans le sens modification de la conscience et de la réalité qu’on perçoit. Ce sont un peu des sorcières modernes.
En prenant en compte aussi bien l’esprit que le corps, cela permet de les rendre acteur de leur guérison, de leur attribuer un rôle actif?
C’est exactement ça la chose la plus précieuse pour les patients. Au lieu d’être considéré comme un corps qu’on va ouvrir et soigner de l’intérieur, on leur redonne une place, et ça change tout. La pratique de l’hypnose ne se résume pas à la salle d’opération d’ailleurs, on leur parle différemment, on leur offre une place active que la médecine s’emploie la plupart du temps à saper. Je pense que c’est même une passivité qu’on a fini par intérioriser en tant que patient, le savoir du médecin qu’on ne peut pas remettre en cause. Ces deux femmes viennent remettre un peu d’humanité et de complexité dans le parcours médical.
D’ailleurs, quand elles parlent à leurs patients, elles se mettent à côté d’eux, et pas en face.
Oui, ce sont de petites choses très simples, mais qui changent tout dans la relation de pouvoir, d’autorité qui peut se mettre en place entre un médecin et un patient. L’une des premières choses qu’elles apprennent aux étudiants d’ailleurs, c’est de faire les consultations du même côté du bureau. Quand on y réfléchit, c’est choquant en fait, d’avoir le médecin de l’autre côté, avec souvent un ordinateur que lui seul voit… L’idée de l’hypnose, c’est de se mettre à égalité avec le patient. Pour réinventer concrètement, avec des outils très pragmatiques la pratique médicale.
L’hôpital est une figure de cinéma documentaire assez régulière. J’imagine que l’un des enjeux du film, c’était de vous approprier le lieu autrement?
Effectivement, dès mes premières discussions avec mon chef opérateur, la demande était très simple, je voulais quelque chose de beau. Ces personnes font des choses magnifiques, et je voulais que ça se voit. Qu’on réfléchisse à comment on pouvait prendre soin des spectateurs comme Fabienne et Christine prennent soin des patients. Et dans ce soin, il y a cette dimension de beauté. Par exemple, faire le film entier en filmant avec des stabilisateurs, pour fuir les esthétiques récurrentes de l’hôpital, des esthétiques heurtées et froides. Les couleurs, les cadres, le scope. Il y avait une envie primordiale de redonner de la beauté à cet endroit compliqué à filmer.
Comment mettre en images des voix, et la puissance performative du langage, quand dire quelque chose, c’est le faire exister?
La dimension performative, c’est la base de la pensée de l’hypnose, dans le positif comme dans le négatif d’ailleurs. Les mots choisis peuvent être nocifs. Demander à quelqu’un s’il a mal, c’est déjà évoquer et faire exister la douleur. L’hypnose repense les mots utilisés, et ce qu’ils évoquent dans une situation stressante. Traiter les voix, c’était un défi, mais j’ai toujours été rassuré car je connaissais la puissance de leur manière de raconter des histoires.
Ce que j’ai voulu faire avec ces voyages-là, c’est partager mon expérience d’hypnotisé. On a imaginé ces séquences en se basant sur nos intuitions.
Qu’est-ce qui vous surprend le plus dans les retours des spectateurs?
Moi j’ai passé deux ans à tourner ce film ou presque, et j’avais un peu oublié mes premières émotions. Notamment celle de voir quelqu’un prendre soin de quelqu’un d’autre, dans un moment difficile. C’est vraiment l’émotion primordiale du film.
Quels sont vos projets aujourd’hui?
L’avantage du documentaire, c’est qu’on travaille dans des temporalités plus rapides que dans la fiction, pour des questions de financement, mais aussi de légèreté de l’équipe. Les temporalités de la fiction sont quasiment inhumaines! Ca m’a donné envie de continuer à alterner documentaire et fiction. Je développe un projet de documentaire, lié au soin d’une toute autre manière, et deux projets de fiction long métrage. On verra bien lequel aboutira en premier!