Black : noir, violent, intense… et indispensable !

Black ! Le mot sonne comme un slogan, une revendication. Le  deuxième long métrage d’Adil El Arbi et Bilall Fallah arrive en Belgique après un passage triomphal au TIFF de Toronto qui a valu à ses réalisateurs le très convoité prix Discovery, mais aussi une signature avec la prestigieuse agence américaine CAA (lire ici).

 

Après la claque Image, film tourné à l’arrache avec les 100.000 euros qui couronnaient la wild card que le VAF leur avait attribuée, le duo le plus tapageur de Belgique s’est donc empressé de réaliser son vœu le plus cher : adapter sur grand écran, avec l’aide d’Hans Herbots qui en avait acquis les droits, les romans Black et Back de Dirk Bracke.

Ces livres, destinés aux adolescents, racontent l’histoire d’amour impossible entre un jeune Marocain et une jeune black appartenant chacun à deux bandes rivales, décidées à ne se faire aucun cadeau.

 

Raconter une love story sur fond de guerre des gangs à Bruxelles, voilà qui est largement inhabituel pour le cinéma belge, plutôt connoté blanc et bourgeois jusqu’ici. (NDLR même si de nombreux films belges sont plutôt de gauche avec un propos social, la structure qui les entoure et les conçoit est presque toujours blanche et bourgeoise).
Seule grande exception notable : les Barons de Nabil Ben Yadir, film phare d’une génération, qui a fait exploser les quotas en 2010. Un film qui n’a pas connu de petits frères jusqu’à la sortie de Image, premier long d’Adil et Bilall.

Bref, le cinéma mettant en scène des acteurs noirs ou maghrébins n’est pas si courant chez nous. Les acteurs allochtones, Mourade Zeguendi en tête, reprochent d’ailleurs avec force aux producteurs de ne leur proposer que des stéréotypes qui confortent leur communauté dans une image réductrice.

 

Pour sortir de ce ghetto, l’idéal serait bien sûr que des réalisateurs offrent aux acteurs noirs ou marocains (pour ne parler que de ceux qui peuplent le générique de Black) des rôles qui pourraient être tenus par des Belges, des Italiens ou des Anglo-Saxons ; soit des rôles de personnes bien ancrées dans notre société qui se différencient par leur personnalité et pas par leur origine. Mais à part quelques exceptions, dont celle qui valut à Mourade un Ensor pour son second rôle dans Offline, cette évidence reste souvent un vœu pieux.

 

Black nous propose d’emprunter le chemin exactement inverse. Il explose les clichés… en les grossissant. Les Marocains et plus encore les Blacks du film y sont représentés sous forme de stéréotypes ultimes. Les premiers sont des frimeurs, voleurs à la tire, les seconds des violeurs misogynes, ultra-violents.

Histoire de dire : OK, on vous a compris, voilà ce que vous voulez que nous soyons et oui, ça on peut le faire nous-mêmes, maintenant reprenons les choses là où elles auraient dû commencer et rebattons les cartes.

 

Ça, c’est pour l’intention, car au-delà de son traitement cinématographique (nous y reviendrons plus bas), Black est déjà en train de provoquer un débat de fond houleux.
Question primordiale : Black est-il en fait un film raciste ?
Pour le petit blanc moyen qui découvre le film (pas de moquerie dans cette typologie : le rédacteur de cet article appartient à ce groupe), ça peut sembler une évidence. Le film réalisé par deux cinéastes d’origine marocaine fait la part belle aux habitants de Molenbeek qui, malgré tous leurs défauts, apparaissent ici comme de gentils petits ados par rapport aux odieux Black Bronx d’Ixelles.

À Toronto, déjà, le film a soulevé la polémique. Elle pourrait être d’autant plus importante ici si on ne l’étouffe pas dans l’œuf. Car de toute évidence, nous faisons fausse route.

Quand on demande à des acteurs ou réalisateurs noirs qui ont vu le film s’il s’agit d’un film raciste, ils sont stupéfaits par notre question.

 

 Babetida Sajo, un de nos précieux témoins (avec Francisco Yvan Luzemo et Gaetan Gonzot) à la fête de la Fédération Wallonie-Bruxelles, mardi

 

Babatida Sadjo, elle aussi couronnée d’un Ensor pour sa prestation dans Wasteland, résume à elle seule le malentendu qu’il faut à tout prix dissiper auprès du au grand public : non, Black n’est pas du tout raciste.

Pour elle, c’est au contraire un film qui va faire énormément de bien à la communauté noire au même titre qu’à la communauté marocaine. Pour la comédienne, qui connaît de l’intérieur, la réalité de Matonge et des gens qui y vivent, il est évident que Black est une grosse caricature, limite BD. Que le film se passe à Bruxelles peut perturber les cinéphiles belges, mais la même histoire aurait pu se dérouler à New-York entre les communautés chinoises et italiennes, ou à Londres entre Pakistanais et Coréens. L’auteur et les réalisateurs ont simplement situé leur film dans une ville qu’ils connaissent avec les ethnies allochtones les plus représentées.

 

Parce que l’important ici c’est qu’il s’agit d’un film, avec des ACTEURS !

 

 

« Prends Emmanuel Tahon, le comédien qui incarne Mister X, le chef des Black Bronx », continue Babetida. « Quand tu le rencontres, tu hallucines. Il est doux, timide, intelligent. Alors que OK, dans le film il fait horriblement peur. Mais c’est juste parce qu’il est un excellent comédien. Black n’est pas DU TOUT un documentaire. Quand tu connais Matonge tu sais que ça ne ressemble ABSOLUMENT PAS à ce qu’on voit dans le film. Oui, il y a des bandes;  oui, il y a parfois des affrontements, mais là, je te jure : c’est juste du cinéma. Je n’ai jamais vu une espèce de gangster se promener à Matonge avec un gros pitbull comme celui du film. Il se ferait remettre immédiatement à sa place par tous les autres habitants. Les réalisateurs instaurent un décalage : tout est exagéré. J’ai adoré ce plan où une des filles black marche de façon outrancière comme une caricature de pute. C’est ça qui est bien : on est dans la caricature. Moi j’aurais adoré jouer son rôle de salope insupportable. »

La sensation de racisme viendrait donc en fait de notre vision déformée par le fait que nous ne connaissons pas la réalité du terrain ? Un peu comme si un Indien trouvait Dikkenek raciste parce que les blancs qu’on y voit sont stupides et grossiers. Cinéma, cinéma…

Pour enfoncer le clou, la communauté qui prend le plus de claques de la part des différents personnages, est sans aucun doute la communauté… flamande. Des vacheries d’autant plus drôles que le film a été produit et donc approuvé au nord du pays même s’il est tourné à Bruxelles et pour 95% en français.

 

Babetida en rajoute d’ailleurs une couche : « Jusqu’ici, si on me proposait d’incarner au cinéma le rôle d’une prostituée, ça m’aurait posé un problème. Bien sûr, en tant qu’actrice, je vais essayer de montrer toute l’humanité de cette femme, mais le public, lui, verra une black qui est juste une grosse pute. Sans recul. En grossissant le trait, Black peut faire exploser les clichés et permettre à des acteurs et des actrices comme moi de s’exprimer tout à fait différemment. Sans peur d’être jugés sur base de stéréotypes imbéciles. Et puis, soyons réalistes : tu as déjà vu un film où il y avait autant d’acteurs noirs et marocains réunis à l’écran ? Non, jamais. Ce film est une bénédiction et un tournant pour nous tous. »

 

 

 

La question du racisme réglée, revenons à Black, le film, puisque, nous l’avons tous compris à présent il ne s’agit que d’un film qui, s’il s’appuie sur un livre lui-même inspiré de la réalité, est devenu une fiction pure et dure, filmée à l’américaine, à la façon de Scorcese et Spike Lee, les deux références ultimes des réalisateurs.

 

Techniquement, le film en impose, c’est évident. Loin des clichés accolés au cinéma belge, Black est un pur film d’action filmé sans aucun complexe, avec des effets de mise en scène impressionnants et une énergie inédite. On pourra trouver la violence du film complaisante, elle l’est certainement.

La scène du viol dans l’église désaffectée est malsaine et dérangeante : certains ont même été tentés à partir de là de dresser un parallèle entre Adil, Bilall et le Français Gaspard Noé. Les gros plans sur des blessures par balles devraient soulever l’estomac de cinéphiles belges peu habitués à cet étalage explicite. Mais si Adil et Bilall ont été biberonnés au cinéma US, ils ont l’intelligence d’en faire un film 100% belge dans toute la dimension multiculturelle qui est la réalité de 2015, même si cette dimension est encore une fois largement exagérée.

 

« Voir les Marolles ou Ixelles exclusivement peuplés de noirs m’a fait sourire plus d’une fois », explique encore Babetida Sadjo, notre témoin privilégié. « Ce n’est évidemment pas la réalité, mais c’est totalement dans le ton du film. »

 

 

 

Filmé avec beaucoup d’énergie, Black vous cloue littéralement à votre siège pendant toute sa durée, sans nous laisser la moindre chance de reprendre votre souffle. Sans doute filmé avec moins de temps et de moyens que nécessaire, il souffre ici et là de quelques faiblesses : interprétation inégale (y compris chez un même comédien), rythme un rien trop linéaire qui manque parfois de respirations (et donc d’émotion), esthétisme exagéré de quelques scènes par rapport au contexte général (le plan final), mais il confirme que ces réalisateurs sont des bêtes rares et curieuses.

Les Américains ne s’y sont pas trompés, prêts à les faire tourner là-bas le plus vite possible. Mais au-delà de cette évidence, il révèle également de nouveaux talents étonnants, de nouveaux visages qui risquent de nourrir très vite notre cinéma très blanc.
On ne peut qu’applaudir des deux mains.

 

 

Un grand merci à Babetida Sadjo, mais aussi à Nabil Ben Yadir et à Terence Rion pour leurs regards croisés et leurs analyses profondément intelligentes qui nous ont permis de mieux appréhender une œuvre qui, on l’a compris d’emblée, fera forcément date dans l’histoire du cinéma belge.

 

 

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