Benoit Mariage: « faire rire avec la honte »

Rencontre avec Benoit Mariage, de retour avec Habib la grande aventure, qui sort aujourd’hui en Belgique. Il nous parle de la naissance de de film, de la résonance que le parcours d’Habib évoque chez lui, de la question des origines et des aspirations, et bien sûr… de Catherine Deneuve!

Quelles sont les origines du projet?

C’est lié à une anecdote très concrète. Je suis professeur à l’IAD, et j’ai rencontré lors d’un tournage à Namur un jeune gamin de 15 ans, d’origine maghrébine. Nous nous sommes bien entendus, et il m’a ensuite demandé d’animer un atelier à Namur dans le quartier populaire où il habitait. J’ai fait ça tous les mercredis pendant trois mois, je l’ai ensuite fait jouer dans un petit film, je l’ai pas mal vu pendant tout un temps, puis il a disparu des radars. Deux ou trois ans plus tard, e vais voir Le tout nouveau testament de Jaco van Dormael, et là, je le vois sur le grand écran qui joue les gigolos dans une scène avec Catherine Deneuve. C’était Bilal! Je l’appelle pour le féliciter, et je lui demande comment sa famille a vécu l’affaire. Il me raconte alors qu’il ne leur a pas tout dit, qu’il s’est contenté d’expliquer qu’il accompagnait une vieille dame faire ses courses! Ca m’a beaucoup inspiré.

Et puis je pense que je voulais aussi parler de choses plus personnelles, qui entraient en résonance avec cette anecdote. Moi je viens d’un milieu de bourgeoisie provinciale. J’ai étudié le droit, avant de me retrouver à l’INSAS, une école artistique très engagée à gauche, en totale opposition avec ma culture d’origine. J’ai eu le sentiment d’être un transfuge, en quelque sorte, et j’ai pu me demander quelles étaient les valeurs de mon milieu d’origine que j’avais gardées, ce qui m’était resté de mon éducation.

Ce qui caractérise Habib, c’est le tiraillement entre ce qu’il aimerait faire, ce qu’il fait, et ce que ses parents aimeraient qu’il fasse. Il vit une sorte de crise de foi.

Oui, il vit une schizophrénie permanente. Quand on est soumis aux différentes injonctions des milieux qui nous déterminent, familiaux, professionnels, quand par manque d’assurance on veut correspondre à toutes ces injonctions, on perd un peu la tête. Si Habib affirmait fortement son identité dès le début, il n’y aurait pas d’histoire. Il est fragilisé, il a un peu honte de ses origines, ce qui le pousse à trop en faire, à être extrêmement perfectionniste aussi. Même sa gentillesse est la manifestation d’une carence, d’un manque d’estime de soi. Je voulais faire une comédie sur cette âme en tiraillement perpétuel.

Habib-Benoit-Mariage

Il a honte d’où il vient là où il va, et où il va là d’où il vient.

Oui, exactement. Son « voyage héroïque », c’est une émancipation, afin de comprendre son identité reçue pour mieux reconstruire son identité propre. Si on y réfléchit bien, c’est l’histoire d’un mec qui finit par arriver à dire son prénom, ce qui est quand même un tendeur narratif assez faible quand on y pense (rires). C’était le pari du film, émouvoir le public avec quelqu’un qui arrive à dire son prénom. C’est une sorte de fable.

Le défi aussi, c’est faire sourire de la honte, une émotion très violente.

Oui, d’autant que la honte, c’est très diffus, on ne sait pas d’où elle vient, souvent même on ne l’identifie pas comme honte. C’est le propre des comédies, cela dit, parler de choses graves en souriant.

Habib est en quête de valeurs qui lui correspondent, et il trouve des réponses chez Saint François d’Assise, personnage qui aujourd’hui renvoie à des notions comme l’ascétisme, la décroissance.

C’est une figure qui me fascine en dehors de tout dogme religieux. Affirmer que le bonheur est dans le dépouillement. C’est un discours dans l’air du temps, on n’a plus vraiment d’autres alternatives. Pour Habib comme pour moi, ce personnage est très interpellant. Et puis j’ai été très touché par un livre de Christian Bobin, Le Très bas, une biographie revisité de François d’Assise. C’est l’un des plus beaux livres que j’ai jamais lus, et ma fascination, comme celle d’Habib, vient en grande partie de là. Pour Habib, l’émancipation frontale face à son père est impossible, elle se fait à travers un texte. C’est aussi une reconnaissance du pouvoir de la littérature.

Habib-Benoit-Mariage

C’est aussi une émancipation face au monde moderne. A l’obsession de la possession. Pour Habib, c’est se dépouiller des biens matériels et immatériels, du carcan des origines?

Oui, en perdant, il gagne tout. Il se dépouille de tout pour se construire, ce qui va d’ailleurs lui permettre de tomber amoureux. D’une femme non musulmane.

Comment avez-vous imaginé le personnage d’Habib?

J’ai pensé à Buster Keaton, à John Turturro dans Barton Fink aussi. Un visage presque neutre, dans lequel le spectateur puisse s’investir. J’aime cette mélancolie diffuse. Je ne m’épuise jamais à chercher ce qu’il y a au fond de Buster Keaton. C’est un personnage qui n’est pas très proactif, mais chez qui tout bouge à l’intérieur.

Bastien Ughetto avait ce côté lunaire que je recherchais, même si au début, c’était quand même un problème qu’il ne soit pas issu de la communauté maghrébine. J’ai cherché évidemment, mais en voyant Bastien, ça a été comme une évidence. Comme c’est une fable, et pas du tout un film naturaliste, je me suis dit que je pouvais me permettre ça. Je me suis accordé cette licence, c’était aussi une sorte de mise en abîme du sujet du film.

Habib gravite entre deux communautés, deux équipes en quelque sorte, sa famille, et le monde du cinéma et du théâtre.

Là où il pense trouver sa vocation, il est instrumentalisé. Son metteur en scène trouve ça très décalé et moderne d’embaucher un jeune maghrébin pour jouer Saint François d’Assise. Finalement, il est peut-être plus manipulé dans son milieu d’adoption que dans son milieu d’origine, dans lequel il n’est pas compris. Au bout du compte, il ressent une immense solitude. Il lui faut sortir de l’ornière en suivant un chemin personnel d’émancipation, en se détachant de sa famille, mais aussi du milieu culturel qu’il a fantasmé.

Peut-on revenir sur les outils de la fable?

J’aime le cinéma muet, mais aussi des auteurs comme Kaurimaski. Je viens de la photographie, j’aime cette poésie visuelle, j’ai l’impression que c’est un peu dans l’ADN de ce que je fais. Je voulais aussi un certain décalage, une fable qui joue sur les clichés. Ce n’est pas ma communauté, cela m’intéressait de dévoyer les stéréotypes.

Avec Christophe Beaucarne, on a revu trois films des frères Coen, Barton Fink, A Serious Man et Inside Llewyn Davis. On voulait être en gros plan et en courte focale, tout prêt des visages. C’est un peu compliqué pour les acteurs, mais on tenait à cet effet. C’est une fable qui se passe à Molenbeek, même si on a pas tout tourné sur place. Il y a même une jeune fille aveugle, prisonnière d’un château. J’ai fait des films très naturalistes, là je voulais quelque chose de très visuellement affirmé.

Et puis à Molenbeek, on attend le naturalisme, le djihadisme, mais ça ne reflète pas cette commune, on voulait lui offrir un écrin de poésie.

Comment on se retrouve avec Catherine Deneuve dans son film?

C’est la question qu’on me pose tout le temps! Catherine Deneuve, c’est comme un cadeau, on l’accepte, même si c’est parfois un peu encombrant. Pas elle bien sûr, mais le symbole. Elle rayonne dans tout le scénario de sa présence, même si elle est furtive, elle était donc cruciale au projet, alors qu’on n’était pas sûr qu’elle accepte. Je me demande si ce n’est pas une forme d’inconscience absolue ! Elle a très vite accepté, j’avais une demie-heure pour la convaincre, je crois que le scénario l’a amusée. La première chose qu’elle m’a dite pourtant, c’était: « Monsieur Mariage, je déteste jouer mon propre rôle dans les films! » Mais quel cadeau, de pouvoir travailler avec elle. J’étais très ému, évidemment. Sa voix…

Quel était le plus grand défi?

Dire: je vais être ému par un film dont l’enjeu est qu’un gars parvienne à dire son prénom. Ca peut sembler dérisoire, mais il fallait créer le frisson avec ça. Le côté ténu de l’enjeu dramatique était passionnant pour moi. Parce que c’était très profond en même temps.

Et puis j’ai été surprise que certains distributeurs ou exploitants se soient montrés frileux notamment en France. Le film parle de religion, et ça semble trop délicat à certains. D’autres craignaient aussi que le fait que l’acteur principal ne soit pas maghrébins pose problème, que je ne le sois pas non plus. Mais le film est très bien reçu, au final.

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