Anna Falguères & John Shank: « Prendre de la distance avec le présent pour mieux en parler »

Entretien au long cours avec Anna Falguères et John Shank, auteurs de Pompei, conte d’amour crépusculaire, allégorie épurée sur la dérive des sentiments.

Quelles sont les origines du projet?

John Shank

Cela part tout d’abord d’une envie de travailler ensemble, d’écrire et construire quelque chose ensemble. J’avais besoin de ça, construire un film de façon collective, une vision à plusieurs. Et j’étais curieux de ce qu’Anna avait envie de raconter. On est partis de questions qui tournaient autour de l’intimité, de l’amour, de l’absence d’amour. Et de l’envie d’écrire une histoire d’amour.

Anna Falguères

Au départ John développait des films tout seul, alors que moi je travaillais plutôt dans les décors. Même si les décors peuvent être éphémères, je suis très attachée à ce que les images racontent. On s’est dit qu’on allait essayer d’écrire à 4 mains. On écrivait et décrivait beaucoup d’images, alors j’ai demandé à oeuvrer aussi à la réalisation, à la mise en image. On partage des questionnements, des interrogations, et des goûts.

On s’est posé cette question: comment raconter une histoire d’amour aujourd’hui, avec nos interrogations d’adulte? J’avais notamment besoin de comprendre pourquoi certaines personnes ne s’autorisent pas à vivre des sentiments. Est-ce personnel, sociétal, un peu des deux surement? Je voulais questionner les souvenirs marquants de mon éducation sentimentale, en rappelant à moi les images qui m’avaient vraiment marquée enfant, et me demander ce que ça racontait, pourquoi ces images plutôt que d’autres? Est-ce que ça pouvait contribuer à répondre à cette question: pourquoi certaines personnes se donnent pas la liberté d’aimer?

Dans le film, la masculinité est très mise en scène par ces garçons qui semblent dans la performance de leur genre.

Anna Falguères

Oui, c’est bien sûr une question très genrée… Enfant, j’ai été très malheureuse dès le moment où j’ai compris que je devais choisir entre être un garçon ou une fille, un peu avant 10 ans. Ici, on joue avec les archétypes des filles et des garçons, de la représentation qu’on est censés délivrer au quotidien bien que les choses soient un peu en train de changer. Pourquoi les garçons ne s’autorisent pas certains sentiments. Et comment cette fille, que l’on voulait androgyne, peut se poser moins de questions, et assumer de façon presque non-genrée ses envies, en toute liberté. 

John Shank

Nous voulions questionner, mettre à mal ces représentations. D’un côté, on a un groupe qui a des rituels bien établis, et ne peut pas voir le monde différemment. Quand un personnage comme Billie arrive, avec sa liberté, qu’est-ce que ça amène, voire appelle chez les autres? Cela peut provoquer une envie réciproque de donner, une libération des sentiments. A quel point c’est difficile d’y faire face quand on n’a pas l’habitude de ressentir?

Pompei-Falguere-Shank

L’histoire se déroule dans un temps suspendu, une absence de marqueurs temporels ou spatiaux.

Anna Falguères

Ce qu’on savait, c’est qu’on voulait dépouiller le récit, sortir du réalisme. Même si on a un regard politique sur ces jeunes gens, on voulait s’affranchir d’un réalisme contemporain pour élargir le propos, qu’il puisse résonner dans l’enfance et le futur à la fois. Ne pas subir le côté restreint du temps présent. Et être dans un temps où il n’y a pas de téléphone, gommer cette immédiateté pour retrouver les temps d’attente, synonymes aussi bien d’espérance que de frustration.

John Shank

L’absence de téléphone raconte aussi leur présence dans notre monde. On le dit juste de façon moins frontale. Aujourd’hui, attendre perdu au milieu de nulle part n’est presque plus possible. 

Moi aujourd’hui, en tant que père, et en regardant autour de moi en tant que citoyen, je me pose la question sur la présence des parents. J’ai l’impression qu’on est peut-être en train d’abandonner nos enfants. Peut-être qu’on livre fort nos enfants à eux-mêmes…

Il y a comme une impression de fin du monde, ou d’un monde crépusculaire où le soleil se couche plus qu’il ne se lève…

Anna Falguères

Oui, c’est l’une des idées qui nous a traversés. J’imagine que beaucoup de générations se sont dit qu’elles étaient arrivées au bout de quelque chose, c’est surement intrinsèque à la condition humaine, mais il y avait aussi la question de la transmission, que l’on retrouve en filigrane dans le film. L’idée était aussi de marquer la présence de ce qui a précédé, notamment avec l’omniprésence de la nature, et des vestiges. Est-ce qu’on est digne de ce qui nous a précédés, et que laisse-t-on pour demain?

John Shank

Cette sensation crépusculaire, c’est lié à l’idée que pour qu’il y ait renaissance, il faut qu’il y ait mort. La trajectoire des personnages du film raconte ça aussi. La finitude, c’est quelque chose de très difficile à accepter et à appréhender pour l’humain. Mais pour pouvoir reconstruire, c’est indispensable. On vit dans un temps, une vitesse, un flux où il est très difficile d’accepter la notion de fin. Il nous intéressait que le film soit un moment de bascule, on ne voulait pas finir dans l’obscurité la plus totale, on voulait montrer un monde qui change.

Pouvez-vous nous parler du titre du film, Pompei?

Anna Falguères

C’est vrai qu’il est intrigant, mais pour nous c’était une évidence! C’est un nom que tout le monde connaît, mais qui n’appartient à personne. Ce n’est pas tant l’idée de la catastrophe qui nous intéressait, que le fait que ces gens n’étaient pas conscients qu’ils allaient réaliser un fantasme absolu, devenir immortel, figés pour l’éternité. C’est comme filmer une mémoire, mais dans un temps présent. Des personnages qui sont en train de poser des actes qui vont changer leur futur, laisser des traces. Et puis Pompei, c’est aussi la force de la nature, qui nous renvoie à notre toute petite place dans l’univers.

John Shank

Il y avait l’idée d’une empreinte laissée de façon inconsciente. Deux personnes qui se tiennent dans les bras, et n’ont aucune idée que des milliers d’années plus tard, ils existeront encore, et nous raconteront quelque chose, qu’il n’y a pas que ici et maintenant. Et que des tous petits sentiments entre deux individus peuvent faire changer plein de choses.

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les personnages qui cristallisent ces sentiments?

Anna Falguères

Nous sommes partis au début de l’idée d’un personnage qui ne s’autorise pas à s’écouter et à ressentir des choses, qui a surement reçu cela en héritage. Est-ce qu’il ne peut que suivre cette voie, ou peut-il changer?

John Shank

On voulait un personnage prisonnier, enfermé dans un monde, des habitudes.

Anna Falguères

Jimmy, son petit frère, permet d’imaginer par où Victor est passé petit. Comme un écho à son enfance. Victor n’a pas forcément les outils pour réfléchir la situation, et Jimmy fait office de miroir de son passé, et comment ce passé se perpétue dans l’avenir. C’est aussi le cycle de la transmission qui se reproduit. C’est comme s’il y avait différentes temporalités qui évoluent en même temps.

C’est aussi en ça que le film est un peu politique. La façon dont il interroge l’inévitabilité du destin.

Il y a un combat entre l’amour et la loyauté fraternelle

Anna Falguères

C’est ça aussi la difficulté de changer. C’est un luxe d’y arriver. Même si c’est un luxe gratuit, il reste inaccessible pour certains.

John Shank

L’idée, pour tous les personnages, c’est que le changement est possible. Que Billie apporte quelque chose de nouveau, d’inconnu, et que ça peut déstabiliser une vision du monde. C’est possible de regarder les choses d’un autre endroit que de là où on est. Mais ça peut être très difficile, quand il faut oublier ce qu’on a reçu en héritage. Nous voulions montrer, le temps d’un film, à quel point il est compliqué de se défaire des sentiments que l’on a reçus, et qu’on est soi-même en train de transmettre.

Jimmy à un moment du film réussit à refuser les représentations qu’on veut lui transmettre, mais c’est violent.

Pouvez-vous nous parler un peu du travail sur l’image, très précis?

John Shank

Quand on a commencé à écrire ensemble, on a commencé très vite à écrire des images. Il y avait déjà des choses de l’ordre du cadre, des personnages perdus dans le plan par exemple. Ces représentations bougent au fil du travail, et notamment en fonction des repérages, c’est là que l’image devient concrète. On a mis longtemps à trouver les lieux.

L’idée de dépouiller était là dès le départ, de créer une sorte de vide, un monde très épuré. Quand on a rencontré Florian Berutti, on a rencontré un collaborateur qui était sensible à ce qu’on avait écrit, et ce qu’on avait envie de faire. On a pu parler couleurs, rythme, espace. Il a vraiment épousé nos idées, pour les emmener plus loin.

Anna Falguères

On savait qu’on voulait des plans fixes, des travellings, des mouvements lents, un film assez contemplatif. On voulait aussi retrouver les palettes couleurs des sites archéologiques, et les aquarelles du début du siècle dernier qui les représentent, des couleurs un peu passées, des peaux naturelles et qui transpirent au soleil. On voulait être près des personnages, et qu’ils se regardent. 

On est dans une histoire archétypale, il fallait que les décors et les costumes le soient aussi.

John Shank

Oui, aller vers l’archétype pour le questionner, qu’il devienne problématique. L’une des envies, c’était aussi de prendre du recul. On aurait pu faire un film sur des jeunes dans un lycée, et parler là aussi de l’absence de sentiments, mais on voulait contribuer à mettre le spectateur dans une position de recul. Créer une distance, notamment avec l’absence de repères spatio-temporels. Ca permet potentiellement de s’interroger, de prendre de la distance avec le contemporain par l’image, pour mieux en parler.

Pompei-Falguere-Shank

Comment avez-vous fait votre casting?

Anna Falguères

On voulait une jeune fille androgyne, qui ne soit pas déjà une femme. On avait écrit le rôle pour personne, c’était encore une projection de l’esprit. On pensait même à une débutante. Grave n’était pas encore sorti quand on a rencontré Garance Marillier. On a bu un café avec elle, et on s’est dit qu’elle portait ça en elle, d’être à l’aise avec les deux genres. Elle est sans filtre, il n’y a pas de jeu de séduction, et elle avait l’envie d’aller vers quelque chose d’étrange, de non-linéaire, plein de flou, et d’espace pour elle en tant qu’actrice. On a vu Grave dans la foulée, et ça nous a vraiment confortés dans notre choix. J’avais la sensation qu’elle serait prête à s’abandonner par conviction.

John Shank

Il y a une force et une vulnérabilité chez elle en même temps. Elle a une force discrète.

Quant à Aliosha Schneider, nous n’avions personne non plus en tête. Il y avait quelque chose dans son physique qui nous intéressait, il a une beauté tellement intemporelle, qui rappelle les statues antiques. Et puis c’est aussi une rencontre entre lui et nous, autour de l’objet scénario.

Anna Falguères

Et puis chez Aliosha, il y avait aussi une part de féminité intéressante pour nous.

Pompei, produit par Tarantula, sort ce mercredi dans les salles belges.

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