Amélie van Elmbt: « Déconstruire le mythe pour en observer les fondations »

Maya Duverdier et Amélie van Elmbt, au Festival de Gand. Photo: Bart Baevergems

On a rencontré la réalisatrice belge Amélie van Elmbt, qui nous parle de son nouveau film, Dreaming Walls (voir notre critique), co-réalisé avec Maya Duverdier, documentaire intense et envoûtant sur les âmes qui hantent les murs du fameux Chelsea Hotel.

Quelles sont les origines du projet, comment vos envies de récit autour de ce lieu mythique se sont cristallisées pour donner corps au film?

Maya Duverdier (ndlr: la co-réalisatrice du film) et moi étions à New York pour la projection de mon film précédent, Drôle de père, qui avait lieu dans la même rue que le Chelsea Hotel. On connaissait l’hôtel évidemment, d’autant que l’on venait de lire le livre de Patti Smith, Just Kids. On a poussé la porte de l’hôtel de manière hyper naïve, sans aucune arrière-pensée. Et c’est en rencontrant Merle Lister, la danseuse que l’on voit dans le film, que l’on s’est dit: « Wow, il y a surement quelque chose à faire ici. » On a invité Merle à voir le film, en retour elle nous a invitées à entrer dans l’hôtel qui était en travaux, et que l’on ne pouvait visiter que si l’on connaissait quelqu’un qui y vivait. Grâce ce lien très ténu au départ, on a pu entrer dans le Chelsea, en travaux depuis plus de dix ans, et rencontrer toutes ces personnes qui y vivaient et y créaient malgré tout, dans des conditions vraiment difficiles.

En passant du temps-là, on s’est dit que l’on était face à un moment de suspension, entre ce que l’hôtel avait été, et ce qu’il allait devenir, et que c’était le bon moment pour ausculter ce lieu et ses habitant·es. A l’origine donc, il y a la rencontre avec Merle, puis la déconstruction de l’image que l’on pouvait faire d’un lieu mythique, face à sa réalité.

Et puis il y a eu la prise de conscience de ce qu’avait pu représenter tous ces artistes anonymes, qui n’avaient jamais cessé de créer et d’habiter l’endroit, et qui avaient aussi permis à d’autres artistes d’émerger. C’est aussi cette mixité sociale et cette pluralité de regard qui a permis la naissance de grands artistes qui ont marqué le XXe siècle. On s’est dit qu’on pouvait créer une archive collective de ces personnes qui n’existent pas dans les légendes qui sont véhiculées autour du Chelsea. Il n’y pas de film qui parle de ces artistes de l’ombre, oubliés ou marginalisés. 

Comment avez-vous conçu le dialogue entre ces artistes inscrits dans le présent et les différentes époques, le passé de l’hôtel comme son devenir?

On a vite compris que le Chelsea était assez intemporel, dans la mesure où les histoires se répètent en permanence, les artistes se nourrissent des autres, ceux qui sont passés avant. On voulait garder une forme intemporelle, d’autant que le lieu était assez figé dans le temps. On a eu le sentiment que Merle pouvait aussi bien être là depuis trente ans que depuis deux jours. Il y avait quelque chose de très ludique à voyager entre les différentes époques.

Ce n’est pas vraiment pertinent de donner des dates, le Chelsea n’est pas un évènement historique. Il y a des gens qui sont venus, partis, revenus. C’était un monde à part, nourri par une utopie de chambre à soi où chacun·e pouvait trouver un espace de création. La cassure est assez récente en fait. Nous on voulait interroger cette façon d’être à l’hôtel à travers les artistes du passé et d’aujourd’hui, faire ça dans un mouvement d’échange et de mélange.

Comment avez-vous choisi de travailler la matière visuelle et sonore, les archives et captations?

Un peu comme un puzzle. J’ai l’impression qu’on récupérait des pièces un peu partout., c’était un peu comme une chasse au trésor, de retrouver la trace de certains artistes pour avoir leur autorisation notamment. On voulait créer une sorte de narration intuitive, sans savoir quelle serait l’image finale du film. On a expérimenté, en essayant de créer un dialogue entre le passé et le présent. En traitant ces différentes temporalités de la même façon. On a essayé de traverser l’hôtel comme si on y habitait, pour créer la sensation d’être avec les artistes, qu’ils soient dans le présent ou le passé. Créer des résonances entre les époques qui nous semblaient justes. Et puis à un moment dans le processus, le film a trouvé son propre langage. Ca s’est fait de manière très intuitive, on n’avait pas de ligne du temps. On voulait un récit ludique et sensoriel, pas forcément historique avec des dates. 

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« Dreaming Walls » d’Amélie van Elmbt et Maya Duverdier

Quel a été le rôle des pierres, de l’architecture, des travaux? On a l’impression que vous avez traité l’espace de l’hôtel comme un organisme?

L’hôtel comme un corps, c’était vraiment ça l’idée. Tout ces tubes, ces tuyaux, c’était comme des veines, des ouvertures ou des blessures, un corps qu’on malmenait. Un corps en transformation, en pleine mutation, c’est une image qu’on avait dès le début quand on a commencé à filmer. Il y avait cette envie très visuelle de filmer les fissures dans les murs, et d’en faire sortir des images. Il nous semblait qu’avec les travaux, les différentes couches de papier peint, on revenait à la source, aux racines. Parce que l’hôtel est suspendu, comme à vif, les fantômes arrivent à s’immiscer dans les ouvertures.

Et puis l’un des grands enjeux, c’était de se demander comment on traverse l’hôtel, comment on rend sensible les couloirs, les murs? On a essayé plein de trucs avec la caméra. On s’est dit qu’il fallait qu’on sente la présence de la personne qui la tient , que ça ne pouvait pas être trop fluide ou fantomatique. Ces halls ont été arpentés par tellement de gens, les marches usées par tellement d’artistes. Certains y ont vécu, certains y sont morts. On avait envie d’être dans la déambulation. C’était assez simple en fait. Les gens circulent en permanence d’un étage à l’autre dans l’hôtel, par les escaliers d’ailleurs parce que les ascenseurs sont toujours en panne! On voulait trouver la sensation la plus juste, coller à la façon dont nous-même on avait visité, investi l’hôtel.

L’hôtel est encore une poche de résistance face à la gentrification de ce quartier de New York, il pose la question de la place des artistes dans la ville et la cité. Si tout est devenu tourisme, loisir et capitalisme, il n’y a plus de place pour la création. 

C’était très important de parler de ça, mais on ne voulait pas imposer notre point de vue d’Européennes sur la gentrification à New York, alors on a voulu faire résonner ça à travers les personnages du film, comme le sculpteur qui se demande si une oeuvre est encore de l’art si on ne la voit pas. 

C’est clairement un enjeu énorme. Dans d’autres villes aussi. Un enjeu pour tous les artistes, qui colonisent de nouveaux espaces quand ils sont chassés. A New York, ça remonte aussi par exemple à la période meurtrière de l’épidémie de sida où on reprenait les bails des défunts pour repeupler la ville et l’uniformiser.

Le Chelsea résiste depuis longtemps, on essaie depuis de nombreuses années d’en faire un hôtel de luxe, et ses habitants se sont accrochés à leurs loyers protégés pour y rester. Aujourd’hui les investisseurs, les promoteurs attendent que les gens meurent, en leur rendant la vie pas facile. 

Quand on a commencé le film, on espérait encore qu’un étage soit ouvert pour les artistes en résidence, mais ce ne sera pas le cas. L’hôtel, qui a vraiment été un vivier de la mixité sociale et artistique est en train de disparaitre. La mixité artistique c’était important aussi, il faisait se rencontrer des gens très connus, d’autres beaucoup moins. Ca a donné un terreau fertile de création. Aujourd’hui, la chambre est à 600 dollars la nuit. Les artistes qui en ont les moyens sont tous un peu les mêmes, calibrés de la même façon. Ils viennent tous plus ou moins des mêmes endroits. C’est la fin de la pluralité artistique que l’hôtel a pu créer, c’était vraiment de la curation en fait, comme si quelqu’un choisissait et assemblait des talents. Comme si l’hôtel avait sa propre subjectivité, et accueillait les artistes en fonction de leur désir. Aujourd’hui, seule la carte de crédit compte, alors que l’hôtel a accueilli tous les artistes depuis plus d’un siècle. Qu’est-ce qui va rester? C’est un peu effrayant.

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