Nous avons rencontré la réalisatrice Alexe Poukine, dont le documentaire Sans frapper, diffusé dans le monde entier, sort aujourd’hui en Belgique. Elle nous parle de ce projet fort et atypique, qui oeuvre à déconstruire les représentations formatées que l’on peut se faire des violences sexuelles.
Quelles sont les origines du projet?
Après une projection de mon premier film, Dormir, dormir dans la pierre, une jeune femme, Ada est venue me trouver pour me dire qu’elle avait une histoire à raconter, et qu’elle ne savait pas comment le faire. Elle s’adressait à moi, parce qu’elle avait trouvé que mon film, qui parlent de gens qui meurent dans la rue, avait réussi à leur redonner une intégrité, et elle, elle avait l’impression d’avoir été désintégrée. Elle m’a donc raconté son histoire. Au départ, je pensais savoir ce qu’était un viol, je n’avais pas connaissance des notions de dissociation et de mémoire post-traumatique. Ce n’est que quelques années plus tard que j’ai compris qu’Ada dissociait quand elle racontait son histoire. Or la dissociation, c’est comme si ton cerveau disjoncte quand tu racontes ton histoire pour ne pas la revivre. Il y avait des incohérences dans le récit, mais qui en fait sont propres aux victimes de trauma. Ces incohérences devraient justement nous alerter sur l’histoire plutôt que nous inciter à ne pas la croire.
Je me demandais aussi pourquoi elle était retournée voir son violeur.
Ça ne cadrait pas avec mon image mentale, ou plutôt, l’image que notre société veut bien donner du viol, et des victimes de viol.
Cela m’a beaucoup interpelée, d’autant qu’à l’époque, je me posais beaucoup de questions sur ma façon de mettre des limites, en tant que femme, mais aussi en tant que réalisatrice. Même si ça va un peu mieux depuis deux ans, j’ai été confrontée à un sexisme énorme dans ce métier. J’entendais tout le temps des réflexions: « Toi, tu vas réussir parce que non seulement tu es une femme, mais en plus tu es intelligente. » Comme si c’était un antagonisme! Ou alors on me demandait ce que j’allais faire de ma fille pendant les tournages, et je voyais bien qu’on ne le demandait jamais aux réalisateurs! A ce moment-là, je pensais encore que c’était moi qui ne mettait pas assez de limites.
C’était plusieurs années avant l’affaire Weinstein, #metoo, et on était loin de toute libération de la parole. Les réactions à l’histoire d’Ada, que je commençais à raconter autour de moi, étaient extrêmement violentes. Beaucoup de mes amies m’ont raconté leur propre viol, qui avait de nombreux points communs avec celui d’Ada. Un vrai chamboulement pour moi, de comprendre que des gens que je connaissais avaient vécu ça. Parmi mes amis hommes, certains m’ont dit: « Si ça c’est un viol, alors moi aussi je suis un violeur . »
Autant dire que j’ai dû moi aussi déconstruire mon image du violeur.
Potentiellement, on parle de gens très bien, très éduqués, très charmants, drôles, sensibles. Beaucoup de gens, hommes ou femmes, m’ont aussi dit des choses affreuses du genre: « T’as pensé à ce pauvre garçon? Tu vas détruire sa vie! Les gens veulent plus être des héros, tout le monde veut être une victime maintenant! »
J’ai compris que demander à Ada de témoigner face caméra, ce serait un vrai carnage. Elle allait se reprendre, multipliée par 100, la violence qu’elle avait déjà vécue. Déontologiquement, c’était impossible.
Comment as-tu alors choisi de traiter son histoire?
J’ai enregistré le témoignage d’Ada pendant 2 ans. J’en ai tiré un texte, en 10 parties, de la première rencontre avec son violeur jusqu’à la confrontation en justice, qui finalement n’est pas dans le film. J’ai ensuite recherché des gens qui pouvaient dans un premier temps interpréter le rôle d’Ada, puis me raconter ce que cela leur avait fait. Au début, j’ai fait des essais avec des comédiennes professionnelles, mais la plupart d’entre elles se faisait une représentation de la victime qui correspondait trop aux clichés. C’était certes intéressant de partir de ça, mais il me fallait aller ailleurs.
Alors j’ai commencé à chercher des femmes qui avaient vécu des viols, des hommes qui avaient commis des viols, des gens confrontés à ces questions dans leur travail aussi. C’est comme ça que j’ai commencé à construit le film. J’ai filmé 28 personnes, j’en ai gardé 14. Il fallait que les gens jouent suffisamment bien pour qu’on puisse croire que c’était Ada, et qu’on ait envie de les écouter. Mais il fallait aussi qu’ils jouent suffisamment mal pour ne pas qu’on pense que ce n’était qu’un film sur les performances d’acteur. Il y avait un vrai équilibre à trouver.
C’est donc un recours à un détour fictionnel pour donner à entendre une parole aussi indicible qu’inaudible?
C’est le biais que j’ai trouvé pour que l’histoire d’Ada soit écoutable.
On se dit ça va, c’est pas son histoire à elle, en même temps, c’est une vraie histoire. La distance du jeu rend le récit audible.
La multiplicité des visages ouvre aussi de nombreuses portes à l’identification du spectateur.
C’était aussi ce qui m’intéressait.
On s’identifie moins à ce que la personne raconte qu’à sa personnalité.
D’autant qu’on est formatés par une représentation de la « bonne victime », celle qui pleure, jolie et fragile. Le nombre de victimes qui s’entendent dire qu’elles sont trop moches ou trop grosses pour être violées, c’est délirant.
Quand un homme raconte l’histoire, les gens ne l’entendent pas de la même façon. Cela ne correspond pas à l’image qu’ils se font d’un homme. On ne s’attache pas tant aux mots ou aux actes qu’aux émotions.
C’est un travail sur la déconstruction de la représentation du viol, et de la question du consentement. Il s’agit d’aller au-delà de la vision fictionnelle de la nuit, la ruelle obscure, l’inconnu au couteau…
Ce que j’ai appris en faisant le film, c’est que dans 80% des viols la victime connaît l’agresseur, 1/3 des viols ont lieu dans le couple. J’ai interviewé beaucoup de gens, de psys. Souvent, les psys spécialistes des auteurs de viol expliquent que les violeurs ne regardent pas leur victime, ne voient pas leur sidération. Ne comprennent pas qu’un consentement partiel, à un baiser par exemple, n’est pas un consentement à tout, et certainement pas au viol. En général les femmes se sentent coupables car elles ont consenti à quelque chose. C’est une histoire d’éducation. Elles n’ont pas été habituées à exprimer leurs désirs, leurs limites. Elles sont éduquées à céder, et les hommes à conquérir, voire soumettre. C’est un énorme problème.
La plupart des hommes qui violent ne sont pas des pervers, juste des gens qui ne regardent pas la personne en face d’eux.
Comme si ne pas dire non, c’était dire oui. Il y a un problème d’éducation des filles, qu’on pousse à minauder. Comme elles disent tout le temps non, quand elles disent un vrai non, on ne l’entend plus. Il faudrait les éduquer aussi à dire de vrais ouis. Ce n’est en rien pour excuser les violeurs, mais les garçons sont perdus par la masculinité toxique. Ils sont éduqués au porno, on les invite à être viril, performant. C’est un carnage. La domination masculine, le patriarcat aliène tout le monde, hommes et femmes.
A la fin de nos rencontre avec Ada, elle m’a dit: « De mon agresseur ou moi, je ne sais pas lequel fait le plus pitié ». Moi depuis le début, j’ai l’intuition que c’est lui. Parfois, tout en restant claire sur la culpabilité des violeurs, j’ai presque pitié pour les hommes écrasés eux aussi par ce système.
La multiplicité des témoignages inscrit d’ailleurs le viol comme une expérience collective, une violence systémique de la société
Oui, c’est pour ça que j’ai brouillé les pistes entre l’interprétation du texte d’Ada, et les témoignages. On s’est dit qu’on ne voulait pas différencier ces deux séquences, car l’ambiguïté était plus intéressante.
Ce n’est pas seulement une histoire individuelle, c’est l’histoire de la violence patriarcale, un vrai vécu collectif, et donc une vraie lutte.
A un moment, Ada se rend dans une association, où on lui dit: « On est là pour écouter vos pleurs, vos douleurs. » Et soudain, Ada réalise qu’il y a un « nous », une inclusion Ce « nous » m’a longtemps fait pleurer au montage. Hier soir, une femme est venue me voir après une projection à Liège, pour me dire: « Merci, je ne suis plus folle, et je ne suis plus seule ». Ce sont les mots exacts qu’a aussi employés Ada. C’est endémique, les femmes sont victimes de l’histoire. C’est le genre de récits que l’on retrouve aussi dans le cas des Noirs américains. C’est une violence historique, et il faut se battre sur le plan politique, parler d’une voix commune. Et on ne va pas y arriver sans les hommes. Ce serait bien qu’ils puissent tous lire Virginie Despentes et son King Kong théorie, et s’interroger sur la façon dont ils regardent les femmes.
J’aurais aimé mettre plus d’hommes dans le film, mais trouver des hommes qui parlent du viol qu’ils ont subi, c’est déjà très difficile, mais du viol qu’ils ont commis, c’est encore plus dur, parce qu’on a cette vision monstrueuse du violeur.
Alors que leurs actes sont malheureusement banals dans cette société. Ce ne sont pas forcément des pervers. Les violeurs, comme les victimes, sont nos voisins, nos amis, les membres de notre famille. L’idée n’est évidemment pas de faire des héros des violeurs en les faisant témoigner. Mais c’est une parole précieuse. Il va falloir traiter avec beaucoup d’intelligence et de finesse l’approche que l’on va avoir des violeurs. Il faut arrêter de penser en noir et blanc à ce sujet, sans jamais oublier qui sont les victimes.
Si on dresse les hommes contre les femmes, c’est s’aliéner à nouveau la moitié de la population.
J’ai présenté le film cet été en Serbie. C’était terrible. Tous les hommes et toutes les femmes de plus de 35 ans ont quitté la salle. 20 ans après, les violences sexuelles commises pendant la guerre sont toujours présentes dans tous les esprits. C’est comme une tâche d’huile le viol, ça ne disparait jamais. C’est pour ça que le film se termine sur le témoignage d’une jeune femme qui parle de sa fille. Tous les gens autour des victimes sont impactés par les violences sexuelles. On se rend compte qu’il y a des femmes qui ont été violées de génération en génération. La honte se transmet. Il faut penser à une prise en charge globale des victimes, et que la société s’interroge sur la façon dont elle les traite.
Il s’agit aussi de distinguer la responsabilité de la culpabilité.
Beaucoup de femmes disent qu’elle ont senti le truc venir, mais elles sont restées, par politesse.
On a été élevées n’importe comment, mais il y a prescription, maintenant il faut déconstruire ce qu’on nous a appris, même si moi-même je m’aperçois parfois que je transmets des morceaux de patriarcat à ma fille!
On a été coupées de nos intuitions, on a mal lu des situations. Mais on peut pas aller en prison pour ça. Alors qu’on doit y aller si on a forcé quelqu’un à avoir un rapport sexuel.
Il faut que les femmes arrêtent de culpabiliser et d’avoir honte. Victime, c’est un état qu’on traverse. Comme agresseur d’ailleurs. Mais il faut d’abord reconnaître qu’on a été victime ou agresseur pour pouvoir passer à autre chose.
Les témoignages se font chez les victimes, dans un cadre intime et rassurant.
Le film était déjà très dur. Il fallait quelque chose de lumineux et beau. Ne serait-ce que pour les spectateurs qui voudraient regarder ailleurs dans l’image. L’intérieur des gens parle aussi beaucoup d’eux. Et puis la plupart des viols ont lieu chez les gens. 45% de jour. Et puis on voulait faire un film qui ressemble à du cinéma, éviter le côté talking heads sur fond noir. Tout se passe sur leurs visages, et dans leurs voix.
Quel le genre du film, finalement?
C’est trois fois un documentaire: sur l’histoire d’Ada, sur ces 14 femmes et hommes qui témoignent, et sur le pouvoir de l’interprétation et les rouages de l’identification.
L’écriture du film a été longue, j’ai imaginé beaucoup de choses, même une pure fiction. Je voulais essayer de créer un choeur de femmes, d’incarner une sororité qui porterait une autre voix.
Quelles sont les réactions à la diffusion du film?
C’est une diffusion assez émotionnelle. Je pensais faire ce film pour moi et mes copines, et je m’aperçois que l’écho est immense. Ça parle aux femmes, aux hommes. Les chiffres officiels font état d’1 femme sur 6 qui a déjà subi des violences sexuelles, mais quand je vois le nombre de femmes qui viennent me voir après chaque séance…
La réaction des hommes et des femmes est très différente, les femmes ont commencé à travailler sur ces questions depuis de longues années, les hommes pas du tout. Evidemment, quand on est victime d’un système de domination, on a plus de raisons d’y réfléchir…
Mais beaucoup d’hommes m’ont confié avoir revisité toute leur vie sexuelle depuis leur adolescence, et certains m’ont même dit avoir passé quelques coups de fil pour voir si par manque d’éducation, ils n’avaient pas commis des violences sexuelles eux aussi.
Ils sont éduqués comme ça, l’amour est une conquête, tout le vocabulaire de la séduction est un vocabulaire guerrier, c’est une catastrophe.
Ces réactions soulignent les deux grands lignes de force du film, qui selon moi consistent à envisager le viol comme une expérience collective induite par la société patriarcale, et à déconstruire la représentation du viol et du violeur.