Avec son film Dans la maison, Karima Saïdi donne à entendre sa mère, atteinte d’Alzheimer, et à voir son destin, celui d’une femme marocaine audacieuse et déterminée, qui choisit la Belgique dans les années 60 pour y élever seule ses enfants. Une femme d’une grande modernité, déterminée par sa culture. Une femme d’amour et de contradictions. Elle questionne sa mémoire, celle de sa famille, et en filigrane, celle du Maroc et de la Belgique. Elle appelle le temps, l’appréhende, tente de le retenir, pour dresser le portrait d’une mère qui s’en va, et en creux, de sa fille qui reste, qui est ici et maintenant, forte de cette histoire. La réalisatrice nous parle de ce film aussi intime qu’universel, pour contrer les clichés, dire l’exil, regarder le temps qui passe. Le film est à découvrir ce soir en avant-première au Palace, et en salle dès le 23 juin.
Quelles sont les origines du projet? Quand vous êtes vous dit qu’il fallait faire un film de cette histoire, de votre histoire? Et comment gère-t-on la tension entre la dimension intime, être la fille de l’héroïne du film, et être la réalisatrice?
Lorsque ma mère a déclaré la maladie d’Alzheimer, j’ai passé beaucoup plus de temps avec elle. D’habitude, quand on est confronté à cette situation, les gens nous renvoient vers la Fondation Alzheimer par exemple, mais là, une amie journaliste m’a conseillé de lire un livre d’Annie Ernaux, Je ne suis pas sortie de ma nuit, où elle parlait de la maladie de sa mère. Rentrer dans ce sujet par le roman, la littérature, pour mieux le ressentir, ça a tout de suite posé une distance, un regard.
Je me suis d’emblée positionnée dans l’observation, et je me suis mise à écrire un journal, presque malgré moi. Et puis en mettant de l’ordre dans ses affaires, en remuant ces archives, j’ai commencé à voir comment se matérialisait par des bribes son histoire. Elle commençait à remonter à la surface. Mais à ce moment-là, l’idée du film n’était pas encore là.
Et puis dans la foulée, en allant au Gsara pour un autre projet, je commence à parler de ma mère avec Massimo Ianetta, et il me dit: « Tu devrais en faire un film ». Je mettais inconsciemment des choses en place, et je me retrouvais encouragée par quelqu’un du milieu…
Quand ma mère est partie en institution, j’ai commencé à enregistrer nos conversations, tout en continuant à faire des photos ce qui est devenu une trace documentaire. J’ai filmé l’espace où vivait ma mère, et quand elle est morte, j’ai filmé la chambre vide.
Ce n’est qu’après sa mort que la deuxième partie du tournage a commencé, au Maroc, à Bruxelles, pour trouver des échos de ma mère.
Quand j’enregistrais nos conversations, quand je prenais des photos, j’avais conscience que ça allait servir le film, que c’était pour le film. Et puis j’ai filmé des choses en sachant que j’allais les garder pour moi. Je voulais traduire dans le moment présent ce qui était en train de se passer. C’était de l’ordre de la performance, de la captation. En rendre compte comme si j’étais extérieure, observatrice de notre relation à ma mère et moi.
Comme je suis monteuse de formation, cela m’a aussi aidée à faire la part des choses. Le plus complexe, c’était travailler sur le son, ce que j’ai fait avec Frédéric Fifechet. Quand on a commencé à travailler sur la voix off, c’est là qu’il a fallu trouver la manière de dire les choses. Tenter de raconter sans être dans le commentaire.
Le film ancre la maladie dans le temps et l’espace. Les photos d’Aïcha (qui n’est pas filmée) semblent la figer dans le temps, comme pour la retenir alors qu’elle ne cesse de vouloir fuir.
C’est effectivement une manière de la retenir. Il y a la fuite dans le mouvement, dans l’espace, et la fuite dans le temps, cette course contre le temps qui est en train de se jouer. Travailler avec cette saccade à l’image, c’est aussi une manière d’écrire le temps, autrement. C’était intuitif, il m’est apparu évident que c’était la seule façon dont je pouvais la montrer. Je ne pouvais pas la filmer, ç’aurait été d’une impudeur totale pour moi.
Et puis ça lui permettait d’exister de manière encore plus ample par la voix. Qu’il y a-t-il de plus intime que la voix de la mère?
C’est un portrait de femme, mais aussi un portrait de famille?
Oui, bien sûr. Il fallait passer par le récit sous forme de questions, savoir pourquoi on fait certains choix, et quelles sont leurs conséquences. Ma mère est une femme issue de l’immigration, de la première génération, et en décrivant des moments charnières de son parcours, on laisse de l’espace à la réflexion sur la difficulté d’être une femme de l’immigration. Pour contrer les clichés. Dire l’exil. Comment on se raccroche forcément à ce qu’on connaît pour pouvoir survivre.
Cette femme est aussi une pionnière, on est dans les années 60, elle vire son mec, elle se retrouve à élever ses gosses seule. Elle fonce. Prendre la nationalité belge à une époque où la Belgique menace de mettre dehors les étrangers accusés de délits. C’est aussi une façon de parler de la Belgique à cette époque, sans appuyer de manière démonstrative sur la loi Gol et ses ravages. C’est une mémoire de l’histoire belge, et de l’histoire marocaine, tout en les évoquant de manière non pas historique, mais cinématographique.
Devenir belge dans les années 80, très peu de gens de sa communauté ont osé, et ça s’est avéré très inspirant pour d’autres. Elle le fait pour sauver ses fils. Même s’ils ne sont pas délinquants, elle se dit: « Si jamais… » Evidemment, on trouve des échos aujourd’hui de ces situations d’insécurité.
En même temps, elle part de ce quelle connaît elle. Elle est donc d’une grande modernité pour certaines choses, mais elle se retrouve aussi à faire des choix dictés par son passé. De nombreuses femmes viennent me voir et me disent: « Ce n’est pas mon histoire, et en même temps ça raconte mon histoire ». Il y a une part intime au récit, et une part universelle évidemment.
On dit que la présence de la caméra provoque une opportunité pour créer quelque chose. Tout ce qu’on expérimente recrée du lien, parfois je me retrouvais à avoir envie de régresser, ou réinventer ma manière d’être avec l’autre. Redevenir la petite fille qui a existé.
Cela m’a permis aussi d’affronter certaines questions qui m’angoissaient. Par exemple, dans la tradition musulmane, ce sont les hommes qui enterrent. Or je n’avais plus de frère. Comment faire face, sachant que le respect de la tradition repose aussi sur mes épaules?
Je voulais aussi dire qu’on peut être de culture musulmane et moderne à toutes les époques. J’ai l’impression qu’on a du mal à faire face à cette modernité en fait.
Le film s’appelle Dans la maison. Qu’est-ce que ça représente, la maison?
Le film. C’est le film. Tout le processus du film, c’est la fabrication de cette maison. Le fait de partir d’un pays pour s’installer dans un autre pays, créer un autre espace de vie. Choisir de se faire enterrer ici. Aujourd’hui, j’ai une ancêtre ici, en Belgique, sous cette terre.
Et puis l’un des aspects les plus spectaculaires de la maladie d’Alzheimer, c’est la perte de repère dans l’espace. Le film est ritualisé autour de cette question, « Où es-tu? ». Avec à la fois tous ces espaces de mémoire qui s’ouvrent, et une volonté de la rassurer. Et puis à la fin du film, elle dit: « Je suis dans la maison de Karima ». On a fabriqué cette maison ensemble. Tous ces espaces temps qu’on a rassemblés font écho à des espaces de mémoire.